Du hareng à la bolognaise
L’histoire de Manna débute en 1935. A l’époque, Henri Van den Broeck sillonnait les routes avec sa charrette à cheval pour vendre du hareng mariné. Quand des friteries commencent à s’ouvrir un peu partout, il change son fusil d’épaule et se met à fabriquer de la mayonnaise, posant les premiers jalons d’une gamme aujourd’hui particulièrement étoffée de sauces chaudes et froides. Sylvie Van den Broeck est son héritière directe, digne représentante de la quatrième génération.
Les sauces chaudes de Manna, et singulièrement la bolognaise, remportent un vif succès puisque, dans cette niche, l’entreprise détient en Belgique 35% de parts de marché et même 40% si l’on inclut les private label dans le calcul. Les ‘grands’ noms – Miracolli, Panzani, Bertoli, Barilla ou Knorr – se partagent le reste.
Comment expliquez-vous le succès de Manna ?
S.V.D.B. : « Par le fait qu’il s’agit de produits spécialement conçus pour le marché belge. Les multinationales se contentent bien souvent d’un seul produit pour toute l’Europe, produit qui ne répond pas nécessairement aux préférences régionales. Vous ne trouverez dans un aucun autre pays que la Belgique de sauce bolognaise qui contienne autant de viande et ait un goût aussi identifiable sans être trop piquante.
De plus, nos procédés de fabrication sont différents de ceux de nos concurrents, ce qui nous permet d’obtenir de meilleurs mélanges, mieux assaisonnés. Nous proposons également une sauce Samson, destinée aux enfants de 2 à 12 ans, que tout le monde connaît en Belgique. Enfin, avec les sauces froides aussi, je songe à la mayonnaise par exemple, nous entendons être sur toutes les tables. »
Vous avez beau avoir un bon produit, il n’en reste pas moins qu’il faut passer par la grande distribution où la place en rayon est limitée et où il faut faire face à la concurrence de grandes marques.
H.V.D.V. : « La marque Manna est présente dans toutes les grandes chaînes. Et pour autant que vous y atteigniez vos objectifs de vente, il n’y a pas de problème : votre place dans les rayons est assurée. Si vous êtes légèrement en deçà, une action promotionnelle supplémentaire vous permet généralement de rectifier le tir. Par contre, il y aura problème si vous êtes nettement au-dessous de votre objectif initial. Vous risquez tout bonnement de perdre votre place dans les rayons et il vous en coûtera des dizaines de milliers d’euros pour la récupérer. »
Il n’y a pas que le coût du ‘billet d’entrée’ : les chaînes mettent la pression sur leurs fournisseurs en essayant d’obtenir les prix les plus bas. Manna a-t-il les reins suffisamment solides pour ce jeu là ?
H.V.D.V. : « Les marges sont effectivement sous pression. Naguère, un pot de bolognaise de 690 gr se vendait 2,99 euros en grande surface contre 2,58 euros aujourd’hui. Mais, parallèlement, le prix de nos matières premières a augmenté. Ces 12 derniers mois par exemple, le prix de la viande hachée a augmenté de 40%.
En outre, le marché de la bolognaise est dominé à 55% par les private label, ce qui nous pose un autre problème. Tous les fabricants passent à des emballages de 830 gr, les grandes chaînes se copiant les unes les autres. Et là, on ne regarde plus que le prix. Conséquence : plus personne ne gagne sa vie, ni les fabricants ni les distributeurs.
La seule issue est d’être plus efficace à tous les niveaux de la production. Cette année, nous avons augmenté notre volume de production de 15% avec le même nombre de collaborateurs. Notre chaîne de sauces chaudes est entièrement automatisée ce qui nous permet d’écouler de grandes quantités auprès des private label. »
Voyez-vous le moyen d’être encore plus efficace ?
S.V.D.B. : « Oui, en automatisant d’autres opérations. Mais pour cela, il nous faudrait de nouveaux contrats portant sur de gros volumes. Ceci dit, nous ne ferons aucune concession en matière de qualité : nous achetons nos tomates dans le nord de l’Italie et, pour les private label, en Espagne. Comme nous tenons à maintenir un haut niveau de qualité, nous n’achetons pas de concentré chinois car nos clients goûtent la différence. »
Comment se répartit votre chiffre d’affaires ?
S.V.D.B. : « Si l’on se place du point de vue des canaux de distribution, nous réalisons 60% de notre chiffre d’affaires dans le retail et 40% dans le food service, c’est-à-dire les friteries, les sandwicheries et les échoppes de pitas. Du point de vue produits, c’est également 60/40 : 60% sous notre propre nom, 40% sous différents private label.
D’un point de vue géographique enfin, notre marché est à 80% belge et 20% part à l’export. Nous sommes très fiers de ces 20% parce qu’il y deux ans à peine nous n’exportions encore que 5% de notre production. Sur ce point, l’arrivée de Hans Van de Venster nous a fait beaucoup de bien. »
Quelle est votre approche de l’export ? Avez-vous les moyens de concurrencer les producteurs du sud ?
S.V.D.B. : « Nous avons un agent, payé à la commission, qui est chargé du marché français. En Italie, et plus particulièrement en Sicile, nous travaillons avec un distributeur. Pour le reste, nous essayons de participer à un maximum de salons via le FIT, Flanders Investment and Trade.
Nos prix sont peut-être un peu plus élevés mais cela ne nous pose pas de problème car nos clients savent que, comparées aux sauces tomates italiennes ou aux mayonnaises françaises par exemple, les nôtres sont de meilleure qualité. »
Comment le marché belge des sauces évolue-t-il ?
H.V.D.V. : « Il est plutôt stable, voire en légère hausse, surtout pour les sauces chaudes. Celui des sauces froides est plus changeant car dépendant de la météo : vous pouvez avoir une bonne ou une mauvaise saison des barbecues.
Pour ce qui concerne les saveurs, on observe deux tendances : soit des sauces plus douces, soit des sauces plus piquantes. La demande pour des sauces plus douces est liée à la présence de plus en plus importante de personnes immigrées sur notre territoire alors que la demande pour des sauces plus piquantes est, elle, liée au fait que les personnes qui voyagent à l’étranger souhaitent retrouver ici les mêmes saveurs exotiques. »
Comment est bâtie votre organisation des ventes ?
S.V.D.B. : « Aujourd’hui encore notre équipe est assez restreinte. Nous avons un directeur commercial en charge du retail et de l’export. Pour le foodservice, nous avons un sales manager et deux représentants qui visitent régulièrement les friteries, les sandwicheries et les échoppes de pitas. Nous partageons ces derniers avec d’autres entreprises actives dans ce même canal de distribution.
Nous allons prochainement élargir notre équipe commerciale en engageant un key account manager pour le secteur du retail belge. Une perle rare, parce que l’on trouve peu de vrais bilingues. »
Avez-vous pu mesurer la notoriété de Manna auprès des consommateurs ?
S.V.D.B. : « Elle est plus importante en Flandre qu’en Wallonie. On peut l’estimer à 45%. Beaucoup de consommateurs nous connaissent au travers des friteries. Lorsque nous demandons à des candidats qui sollicitent un emploi comment ils nous connaissent, ils citent régulièrement les friteries, notre sauce bolognaise et notre sauce chinoise au curry.
Nous avons l’intention de renforcer notre notoriété en Belgique au moyen de spots à la télévision. Pour la Flandre nous avons choisi Vier et Vijf, pour la Wallonie nous avons retenu les chaînes commerciales, c’est-à-dire RTL et celles qui lui sont liées. Pas plus, car nous n’avons pas le budget d’un Devos-Lemmens… »
Les plus grands acteurs du marché ont forcément de plus gros budgets. Pourraient-ils faire de l’ombre à Manna en lançant des campagnes de longue durée ?
H.V.D.V. : “Il y a deux ans, Bertolli avait lancé une grosse campagne mais, même au plus fort de sa popularité, il n’a jamais atteint que 3% de parts de marché. Le consommateur est relativement fidèle à sa marque. En outre, les bolognaises présentent de fortes différences de goût, ce qui retient également le consommateur de changer. Notre plus proche concurrent, Miracoli, doit se contenter de 7% de parts de marché.
Par ailleurs, notre chiffre d’affaires est bien réparti : aucun client ne dépasse 10%. Dans nos trois marchés principaux, nous avons une série de marchés d’exportation. »
Le secteur est-il fort innovant ?
S.V.D.B. : « Absolument. Nous avons nous-mêmes lancé plusieurs nouveaux produits : une sauce blanche, une sauce aux légumes et une sauce pour enfants. Pour les développer, nous disposons en interne de notre propre ‘panel de goûteurs’. Nous n’avons pas les moyens de faire appel à une entreprise spécialisée pour organiser des études de marché.
Nous avons également créé une seconde marque – Mahall – qui répond aux règles de préparation halal. La production est encore assez limitée mais nous croyons à son potentiel. Nous visons évidemment les régions à forte concentration de populations de confession musulmane. En France par exemple, dix millions de personnes viennent de pays musulmans.
Nous fabriquons également des sauces kaschers pour la communauté juive. Là aussi, les règles de préparation sont très strictes et un rabbin assiste au lancement de la fabrication. »
Manna est encore une entreprise familiale. Que feriez-vous si, demain, une multinationale mettait un ‘gros paquet’ sur la table ?
S.V.D.B. : « Nous la remercierions poliment. Nous sommes conscients de notre potentiel, nous connaissons parfaitement nos forces et nos faiblesses.
L’entreprise est 100% familiale et nous n’avons pas besoin d’une société d’investissement pour poursuivre notre développement plus avant. Nous finançons nos investissements pour partie sur fonds propres et pour partie en recourant au crédit auprès des banques traditionnelles. Par ailleurs, nous retirons énormément de satisfaction à diriger cette entreprise.
Aujourd’hui, nous sommes trois à le faire : mon père, mon frère et moi-même. Les autres branches de la famille ayant revendu leurs parts, nous ne devons pas tenir compte de sept ou huit personnes pour prendre les décisions. Aucun d’entre nous n’a manifesté le désir d’arrêter et, c’est important de le signaler, nous partageons la même vision à long terme. C’est ainsi que nous réinvestissons systématiquement nos bénéfices : dans l’humain, dans les machines et dans le marketing. »
Cet article est déjà paru dans un précédent numéro de notre Magazine retaildetail. Abonnez-vous dès maintenant et découvrez d’autres interviews exclusives du haut management du secteur retail.