Blokker survivra-t-il à 2019 ? Jumbo va-t-il tout écraser sur son passage en Belgique ? D’autres chaînes de mode vont-elles faire faillite ? Amazon va-t-il enfin s’implanter concrètement au Benelux ? À la demande de RetailDetail, six experts en détail consultent leur boule de cristal.
“Plus de détaillants actifs dans le domaine des assistants vocaux”
Quel a été l’événement, la tendance ou le développement principal en 2018 selon Gino Van Ossel, professeur à la Vlerick Business School ? “Le marché continue à se polariser, avec un fossé grandissant entre les gagnants et les perdants. Malheureusement, les perdants sont plus nombreux. » Pour l’expert en détail, la technologie vocale est l’une des évolutions à suivre l’année prochaine. “Jusqu’à présent, on a beaucoup parlé de l’IA et des assistants vocaux, mais cela n’a guère concerné notre pays. Avec l’avènement de Google Home en néerlandais et l’accessibilité accrue des logiciels d’IA, de plus en plus de détaillants belges vont s’intéresser à cette tendance en 2019. »
Van Ossel pointe également l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché du Benelux. “Amazon va sans doute se jeter définitivement sur la zone néerlandophone. Alibaba est de plus en plus visible sur le marché, par exemple en devenant le sponsor principal du Championnat d’Europe de football avec Alipay. Et dans le secteur Food, l’entrée de Jumbo va entraîner un sacré remue-ménage. »
« Mais n’oublions pas que les détaillants belges ne restent pas non plus les bras croisés. Le lancement des livraisons à domicile par Colruyt va donner un nouvel élan au marché des e-groceries. Foodmaker demeure étonnamment innovant, et sa collaboration avec Delhaize renforce la résurrection du Lion, qui peut à nouveau sortir ses griffes. Et si le plan de transformation de Carrefour atteint également sa vitesse de croisière, cela représentera un nouveau concurrent pour Collishop, ainsi qu’une dynamique supplémentaire dans le marché alimentaire. Enfin, Brantano pourrait devenir le principal fashion retailer de Belgique grâce à une stratégie opticanale bien étudiée. »
Cela dit, toutes ces nouvelles ne sont pas forcément réjouissantes : « Face à une telle agitation, certains types de magasins vont inévitablement mettre la clé sous le paillasson. »
« La Chine devient leader de l’innovation en matière de détail »
Pour Laurens Sloot, de l’EFMI Business School, la croissance continue des hard discounters malgré la reprise économique est la principale évolution de l’année dernière. Son récent ouvrage, « Retail Disruptors », esquisse la stratégie et l’impact de cette branche spécifique du détail. « En 2019, les détaillants orientés-service vont faire l’objet d’un squeeze toujours plus oppressant engendré, d’une part, par l’expansion constante du hard discount et, d’autre part, par la croissance du digital shopping, que l’on peine encore à rentabiliser à l’heure actuelle », prédit-il.
Nous devrons certainement aussi tourner nos regards vers l’Est : « L’extension de l’antique Route de la Soie par les Chinois va exercer de plus en plus d’impact sur le commerce international. Des entreprises telles qu’Alibaba et Tencent démontrent que la Chine n’est plus un copier-coller mais bien, dans de nombreux cas, le leader de l’innovation en matière de détail. »
Si Blokker va s’en sortir ? Sloot l’ignore : “Il sera probablement racheté par un fonds d’investissement privé, qui va considérablement l’élaguer. Espérons que Blokker survive : c’est une formule solide depuis plusieurs décennies, avec d’excellents magasins où l’on peut trouver de tout. Un commerce de proximité fort pratique. »
Il pense, d’un autre côté, que Jumbo connaîtra également le succès en Belgique. “Sa formule Jumbo Foodmarkt peut vraiment apporter une valeur ajoutée au marché belge. Reste à savoir quel est le véritable objectif de Jumbo : table-t-il sur une croissance progressive et autonome ou va-t-il opter pour le rachat d’une chaîne ? Tout le monde pense directement à Carrefour et ce serait naturellement possible, mais je ne serais pas surpris si à terme, Jumbo reprenait Colruyt ou fusionnait avec lui. Quoi qu’il en soit, je pense que les détaillants orientés-service devraient beaucoup plus collaborer afin d’améliorer leur rentabilité en termes d’ICT, de logistique et d’achats. Cette évolution est impérative pour pouvoir relever les défis majeurs dans les domaines du discount et du numérique. »
« Les données déterminent les décisions »
Pour Cate Trotter, Head of Trends chez Insider Trends, c’est surtout Nike qui a profondément marqué le secteur du détail de son empreinte en 2018. « Nike by Melrose, à Los Angeles, a véritablement démontré la force du data-driven retail. Nike utilise les informations de l’environnement en ligne pour déterminer le contexte du magasin physique – en termes d’assortiment, de services et même d’emplacement. À l’avenir, les données orienteront bien davantage les décisions, tant pour la réalisation de nouveaux magasins que pour l’optimisation de magasins existants. Les innovations ‘digital first’ de Nike m’ont également époustouflée. Ils ont réinventé ce que le détail peut et doit être, et prouvent que l’innovation stimule la vente. Je suis très curieuse de découvrir ce qu’ils vont imaginer en 2019. »
Dans un proche avenir, nous assisterons à l’émergence de magasins ‘plug-and-play’, estime Cate Trotter : « La technologie s’y combinera à l’espace de vente afin de proposer des formules locatives complètes et attrayantes pour les détaillants. Au lieu d’investir du temps et de l’argent dans le suivi des nouveaux développements, les détaillants utilisant ces formules pourront démarrer sur les chapeaux de roues et continuer à se concentrer sur leur core business. »
« La croissance en ligne pèse sur les chaînes existantes »
Pour Els Breugelmans, Professeure en sciences économiques et commerciales à la KU Leuven, l’expansion continue des achats en ligne, avec des chiffres spectaculaires dans chaque catégorie, est l’une des principales évolutions de 2018. De même que la croissance de l’inoccupation des magasins, pour la xème année consécutive. Elle évoque le modèle de revenu de Zalando, remis en question par la chaîne elle-même – bien qu’ils le présentent comme une expérience – ainsi que le recours grandissant aux plateformes (bol.com) par les consommateurs. « Les chaînes de magasins physiques cherchent et trouvent une réponse dans des magasins experience-oriented, où le blurring est de plus en plus fréquent. »
Quelles évolutions vont certainement se maintenir en 2018 ? « Il est difficile de répondre à cette question car je n’ai pas de boule de cristal. La plus grande prudence est donc de rigueur mais je pense que nous n’avons pas encore atteint un plafond pour les tendances évoquées tout à l’heure. Vu les hausses que nous observons dans les pays voisins, j’ose escompter qu’au sein de la Belgique, généralement quelque peu à la traîne, ces tendances se maintiendront. Un autre phénomène intéressant réside dans l’énorme croissance de l’e-grocery aux Pays-Bas, par exemple. Les Belges pourraient-ils bientôt être prêts sur ce plan ? »
« Quand on voit la hausse des achats en ligne chez des pure players ou des acteurs internationaux qui n’étaient pas actifs auparavant sur le marché belge, il est presque inévitable que les chaînes existantes ressentent la pression. Les dépenses liées à certains secteurs ne semblent pas avoir augmenté au point de pouvoir compenser les ventes perdues au profit de concurrents en ligne. Mais je n’oserais me prononcer sur les chaînes qui mordront la poussière. Je pense que les géants de l’e-commerce ont certainement des projets pour la Belgique. Avec un entrepôt d’Alibaba prévu à Liège, je m’attends à ce qu’ils aient très concrètement notre pays (et par extension l’Europe) dans leur collimateur. »
« Un paysage fragmenté pour les biens de grande consommation »
« Ce qui me frappe cette année, c’est que tout le monde se jette sur la tendance de l’alimentation à valeur sociologique ajoutée : saine, bien de chez nous, bio, issue d’une chaîne courte, non polluante, équitable et de qualité. Du moins au niveau de la communication », observe Claude Boffa, professeur de Marketing à la Solvay Business School. « Le retour vers les départements orientés-service en est l’une des manifestations. Serait-ce la fin des folles réductions du type ‘2 + 4 gratuits’ ? »
« En ce qui concerne l’expérience d’achat dans le secteur Food : tout le monde offre la possibilité de manger sur place (food service), comme au Royaume-Uni. Le paysage des biens de grande consommation est aussi de plus en plus fragmenté : ces produits sont omniprésents. La fidélité des consommateurs vis-à-vis des détaillants s’est donc effritée et les magasins de proximité gagnent du terrain au détriment des supermarchés classiques. »
Si Blokker a encore un avenir en Belgique ? « Je ne pense pas : modèle dépassé, magasins peu attrayants dont l’assortiment est beaucoup moins diversifié qu’avant, produits de mauvaise qualité et ressources insuffisantes pour communiquer efficacement. Alibaba et Amazon pourraient ne faire qu’une bouchée de ce marché. »
Amazon va-t-il percer dans le Benelux ? « Que signifie ‘réussir’ pour Amazon ? Accaparer une part de marché en brisant les prix puis abuser de sa position dominante pour imposer des prix plus élevés et vendre les données collectées ? Ou enregistrer un véritable résultat d’exploitation après déduction de tous les coûts ? Dans ce dernier cas, je pense que le modèle d’Alibaba est plus efficace : le modèle d’entreprise d’une plateforme entraîne moins de coûts logistiques. Nous devons nous poser cette question, car la plupart des acteurs de l’e-commerce mondial ne sont pas rentables lorsqu’ils doivent gérer eux-mêmes la logistique de livraison des marchandises. »
Et Jumbo ? « Cette chaîne éprouve déjà des difficultés à attirer des clients dans ses magasins néerlandais. À présent, elle va aborder un marché bien plus mature et déjà saturé. Je ne suis pas certain que le chiffre d’affaires au mètre carré soit au rendez-vous. »
« Le signal des gilets jaunes »
« Les acteurs technologiques – qui sont également tous acteurs mondiaux du détail à l’heure actuelle – ont jeté leur dévolu sur le salon », affirme Jorg Snoeck, fondateur de RetailDetail. « La numérisation est passée de votre poche vers votre living. Amazon Echo, Google Home et consorts ont engendré cette année une révolution qui est encore relativement passée inaperçue chez nous, dans le Benelux, mais qui implique un glissement important : les entreprises et marques sont à l’écoute, savent tout sur votre environnement résidentiel, et peuvent servir les consommateurs dans leur propre maison. Ainsi, il existe d’ores et déjà des serrures intelligentes grâce auxquelles Amazon mais aussi Albert Heijn et Zalando ouvrent littéralement la porte à l’approvisionnement automatique, tandis que le rôle du détaillant en tant qu’intermédiaire s’amenuise comme peau de chagrin. »
D’après Snoeck, la question-clé pour 2019 est la suivante : « Allons-nous vers une paupérisation accélérée de l’Europe ? Nous assistons à une polarisation des extrémités, qui pèse sur le centre. Et ce, dans tous les domaines : aussi bien dans le détail et la distribution qu’en politique. Même sur le plan géographique, l’Europe risque d’être écrasée au ‘milieu’, entre des puissances mondiales telles qu’Amazon (États-Unis) et Alibaba (Chine), qui poursuivent leur avancée. »
« La vitesse du changement est encore intensifiée par d’autres facteurs. Ainsi, nous commençons à faire nos adieux aux premiers babyboomers, qui représentaient, somme toute, le meilleur profil de consommateurs ayant jamais existé. Et une génération de consommateurs aussi avides ne reviendra pas de sitôt. En parallèle, nous assistons – surtout dans les villes – au passage à l’adolescence d’une première génération extrêmement multiculturelle avec, à la clé, un autre comportement d’achat. Cette génération de nouveaux travailleurs instruits se caractérise par une intégration plus rapide sur le marché de l’emploi et va aussi voter différemment. Ils ont d’autres intérêts politiques et économiques, et nous allons donc au-devant d’une nouvelle réalité. »
« Un aspect évident de cette réalité sera le coût du vieillissement avec, entre autres corollaires, un appauvrissement de l’UE. Les acteurs politiques ne s’en préoccupent guère, car ils mènent leurs réflexions d’une campagne électorale à l’autre, mais cela ne fait qu’accentuer le retard par rapport à des pays comme la Chine. Là-bas, le président est nommé à vie et on réfléchit donc à long terme. En ce qui me concerne, les ‘gilets jaunes’ représentent un signal clair. Et ce n’est certainement pas un hasard si les détaillants comptent parmi les cibles de leurs actions. Les supermarchés et chaînes sont les premiers à être désignés comme trop chers. Le secteur de la distribution exerce en effet un impact considérable sur la vie des gens. C’est donc là que l’appauvrissement sera ressenti en premier. Ajoutez-y la concurrence mondiale et la pression ne fait qu’augmenter… Face à cet appauvrissement, le secteur du détail réagira en proposant davantage de concepts axés sur la cocréation et les coopérations. Paradoxalement, la numérisation se traduit par une humanisation du détail, mais dans ce cas, nous devons apprendre à lâcher du lest, à mener des réflexions décentralisées et à laisser libre cours à l’esprit d’entreprise. ‘Back to basics’, mais d’une façon réinventée. Certes, avec l’aide de la technologie : une évolution vers le détail ‘in line’.
D’autres chaînes vont-elles faire faillite ? « Oui, elles ont toutes trop de magasins aux mauvais endroits. Nous constatons un glissement manifeste vers les centres-villes, mais le portefeuille immobilier des grandes chaînes de magasins n’y est pas adapté. Elles doivent continuer à assainir et construire des magasins autour des villes. Voici déjà trois ans, j’avais dit que Blokker devrait fermer plus de la moitié de ses magasins. Aujourd’hui, la chaîne a déjà atteint ce stade et n’est pas encore au bout du tunnel. Elle possède trop de magasins à des endroits sur le déclin. Un avenir est toutefois encore envisageable pour Blokker, car c’est une marque forte, mais ils devront alors appliquer le modèle Coolblue : d’abord on-line et seulement ensuite off-line. »
« Pour ce qui est des Néerlandais : la venue de Jumbo en Belgique incite les autres chaînes de supermarchés à renforcer leur arsenal. Jumbo devra, certes, payer des loyers fort élevés en Belgique mais pourra compenser ce tarif grâce à la différence de prix engendrée par son approvisionnement aux Pays-Bas. Ahold Delhaize mise dès lors sur un ‘une-deux’ : AH poursuit ses activités dans notre pays et fait office de discounter, tandis que Delhaize met en avant d’autres valeurs telles que l’écologie, l’aspect local, etc. Pour compliquer la tâche d’Albert Heijn et Delhaize, mais aussi en antidote contre les magasins géants de Jumbo, Colruyt évolue de plus en plus vers des magasins de 1 000 mètres carrés, avec les supermarchés de proximité Okay en éclaireurs. »
« Nous devons également tourner nos regards vers les Big 7 (Amazon, Apple, Google et Facebook aux États-Unis ; Alibaba, Tencent et Baidu en Chine). L’Europe continue à se vider de toutes parts. Et même littéralement : la formidable croissance de la Chine lui cause une pénurie en matières premières, qui la pousse à attirer vers elle les flux d’approvisionnement mondiaux. Elle accapare ainsi le contrôle effectif de certains pays et des ressources naturelles. Ou encore : les vins Rothschild sont aux mains des Chinois mais l’ingérence financière ne leur suffit plus. Aujourd’hui, ils en adaptent subtilement le goût selon leurs préférences. D’un autre côté, on assiste, certes, à une sensibilisation croissante envers l’empreinte écologique et la responsabilité locale. »