Comme chaque fois en fin d’année, RetailDetail prend la température du secteur du retail Quelle a été l’ampleur des dégâts au Benelux lors de l’année écoulée ? 2020 sera-t-elle l’année d’Amazon et de Jumbo ? De l’agitation sociale et d’une baisse de la consommation ? Quatre experts partagent leur vision.
Gino Van Ossel : « Un écart grandissant entre les gagnants et les perdants »
Gino Van Ossel de la Vlerick Business School estime que l’année 2019 s’est avérée être la continuation de l’année 2018, sans faille majeure, pour le secteur du commerce de détail : « Dans un marché difficile, les acteurs plus faibles ont jeté l’éponge ou sont partis à la recherche d’un souffle nouveau. Coolcat, Sissy Boy, Tony Mertens, P&C et Veritas ne sont que quelques noms à avoir soit disparu de la rue commerçante soit trouvé un nouveau propriétaire. Le développement le plus surprenant de cette année reste le fait que le nombre de passants diminue maintenant aussi dans les rues principales des grandes villes, avec pour conséquence des espaces commerciaux inoccupés et une baisse des loyers dans la rue Neuve à Bruxelles, sur le Meir à Anvers et dans la Veldstraat à Gand. Heureusement, il existe toujours des gagnants et des retailers solides qui continuent d’innover. Enfin, de plus en plus de détaillants mettent l’accent sur la durabilité »
Que nous réserve l’année 2020 ? « L’arrivée d’Amazon aux Pays-Bas et donc aussi en Flandre, se présente comme le développement le plus important de l’année à venir. À quel point le géant américain du commerce électronique sera-t-il agressif ? Jusqu’où bol.com et Coolblue sauront-ils se défendre ? Quelles seront les conséquences pour les retailers omnicanaux ? Quoi qu’il en soit, ce sera une énième onde de choc qui frappera le secteur du commerce de détail. C’est précisément pour cette raison que 2020 ressemblera à nouveau fortement à 2019, avec un écart grandissant qui continue de se creuser entre les gagnants et les perdants. Maintenant, placez dans une enveloppe le nom de cinq détaillants que vous pensez voir disparaitre l’année prochaine et vérifiez l’an prochain si vous aviez raison… »
« Dans ce contexte, le réchauffement climatique nécessitera de plus en plus notre attention. Les économies au niveau de l’énergie et des emballages requièrent déjà de nombreux efforts. Mais que se passera-t-il si le client commence réellement à consommer moins et que le volume des marchés est mis sous pression ? Et si nous devions rendre l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement plus durable ? Même si le “Green Deal” de la Commission européenne n’est pour l’instant qu’une ambition, les conséquences sur le secteur du commerce de détail seront particulièrement importantes. Il est grand temps d’élaborer une stratégie à long terme pour cela en 2020 ! »
Els Breugelmans : « Changement de rôle pour le magasin physique »
« En partie grâce aux médias, l’arrivée de Jumbo en Belgique a été considérée comme un grand événement. C’est bien sûr le cas, et je me réjouis de voir comment la part de marché des acteurs belges, existants, mais aussi néerlandais va évoluer dans les années à venir sur le marché belge », déclare Els Breugelmans, professeur de marketing à la KU Leuven.
« De plus, je constate aussi que de nombreux magasins physiques adaptent leur positionnement et leur rôle. Là où les magasins physiques n’étaient autrefois qu’un canal d’achat, ils ne le sont plus aujourd’hui. Ainsi, vous pouvez également y récupérer des paquets (même ceux d’autres acteurs en ligne), y acheter des produits prêts à consommer, ou même y manger un morceau. Ce changement de rôle du magasin physique, incluant des concepts plus “flous” entre la vente et l’horeca, est une évolution qui, je pense, va se poursuivre encore plus fortement dans les années à venir. Regardez Carrefour City/Express, Cru ou Delhaize Fresh Atelier. »
« Ce flou se manifeste également à un autre niveau, chez les producteurs qui commencent également à ouvrir leurs propres points de vente, ce qui en fait aussi des détaillants dans une certaine mesure. De plus en plus de magasins de marque voient le jour pour les produits de grande consommation, alors qu’à l’origine ils étaient l’apanage des produits plus onéreux (pensez à Apple ou Nike). Ils veulent être proches du client avec un concept de magasin qui stimule et inspire. Pensez par exemple à l’ouverture du flagship store de Côte d’Or. »
« Outre l’accent mis sur la commodité, je constate une optimisation et une amélioration croissantes des processus considérés comme pénibles pour les clients : c’est-à-dire scanner et payer les achats. Il faudra peut-être encore un certain temps avant que n’apparaissent les magasins sans caisses, mais plusieurs expériences menées à petite échelle constituent déjà des évolutions intéressantes, par exemple l’assistant vocal de Colruyt ou le “walk-in drive” de Carrefour. Il est clair qu’il existe aussi un intérêt accru pour ce qui est bio, frais, local et durable, avec de nouveaux concepts de magasins qui intègrent cela ou des stratégies qui s’inscrivent dans l’économie circulaire. Le fait qu’Ikea souhaite louer des meubles est une évolution intéressante. Enfin, je remarque que l’accent est davantage mis sur la proximité, être au plus près des clients : pas nécessairement avec la gamme complète, mais bien par le biais d’endroits facilement accessibles comme Coolblue et Ikea. »
Jorg Snoeck : « L’année des grèves »
« Il y a enfin un tournant visible chez les détaillants : ils commencent à réaliser que les choses doivent changer et que l’ère de la “taille unique” est révolue. Nous voyons qu’ils travaillent sur de nouveaux modèles de magasins. Cela se fait prudemment, mais c’est prometteur », affirme le fondateur de RetailDetail, Jorg Snoeck. « Je pense à l’Atelier Delhaize Fresh, ou à Scoopstore, une belle initiative locale qui prend maintenant son envol. De même que les innovations récentes chez Aveve, Foodmaker, Juttu, Camp New York, Ikea Planning Studio, Space10.io… qui aident le commerce de détail à avancer. On remarque que les détaillants passer à la vitesse supérieure en matière de durabilité. L’économie collaborative est en plein essor, la société devient plus transparente. Mais cela doit rester abordable, car le consommateur fait attention à ses dépenses. »
« La décentralisation des magasins est un obstacle difficile à franchir pour les détaillants qui sont habitués depuis plus de cinquante ans à définir des tâches bien délimitées dans un environnement à l’organisation descendante. Plus le monde sera numérique, plus il devra devenir humain, et ce sera pareil dans les magasins. Le “retail inline” occupera une place encore plus nette : l’assortiment en ligne disponible en magasin couplé à des employés connaissant parfaitement leur métier. Cette combinaison est imbattable. Il faut donc se tourner vers des employés de magasin plus chers, au QI élevé, mais surtout présentant une EI. Trouver des compétences devient de plus en plus difficile. Investir dans le capital humain aura un impact majeur sur les organisations. »
Selon Jorg Snoeck, il y a donc de l’espoir, mais des inquiétudes demeurent. Pensez à l’employé imprévisible qui sait que les pensions deviendront impayables, puisque nous vivons tous plus longtemps que la génération précédente, mais qui ne veut certainement pas travailler plus longtemps et qui refile donc la patate chaude à ses enfants. « Nous évoluons vers une situation où nous passerons plus de temps en pension qu’à travailler. Cela ne peut pas être supporté par les 30 % de travailleurs. Aujourd’hui, nous vendons plus de couches pour personnes âgées que pour bébés. Cela veut tout dire… »
« Nous assistons également à une “course vers le bas”, en particulier au niveau des supermarchés, qui devront à nouveau procéder à des restructurations pour maintenir la tête hors de l’eau. Certaines petites chaînes disparaitront peut-être parce qu’elles n’arrivent plus à suivre. Et à cela s’ajoute, l’offensive d’Amazon au Benelux qui sera réellement lancée au printemps 2020. Et l’euro ne peut être dépensé qu’une seule fois… Les magasins devront étendre leurs heures d’ouverture et ouvrir le dimanche dans les centres-villes pour se maintenir à flot. Mais les travailleurs, surtout dans le sud de notre pays, ne voudront pas comprendre cela. Je prédis donc que 2020 sera l’année des grèves. Le secteur du retail devient encore davantage un secteur en crise ».
Katelijn Quartier : « L’année du luxe durable »
« En 2019, nous avons pu observer la façon dont “l’expérience” s’est transformée en une expérience plus nuancée, devant être plus pertinente et intelligente. Vous pourrez voir cette évolution se poursuivre dans ce que nous réservera 2020 », pense Katelijn Quartier, directrice académique du Retail Design Lab et professeure à l’Université de Hasselt. « Les consommateurs adopteront une approche plus nuancée et plus consciente dans leur comportement d’achat. Même si tout le monde ne sautera pas directement le pas, il existe un groupe toujours croissant de personnes qui évoluent du statut de consommateur à celui d’utilisateur : les utilisateurs partagent des produits, louent ou achètent des vêtements d’occasion, et consomme ainsi moins. Nous réalisons de plus en plus que les principes du capitalisme ont un impact négatif sur notre planète. »
« En ce qui concerne l’aménagement des magasins, je vois deux tendances importantes se développer en 2020. Tout d’abord, on remarque que la durabilité revêt une importance toujours plus grande : aussi bien les grands acteurs que les start-ups enthousiastes joueront ici le rôle de leaders. Deuxièmement, nous voyons déjà certains acteurs majeurs expérimenter de nouveaux concepts. C’est ainsi qu’Hermès, Yves Saint Laurent et Prada ont adopté une forme de “club culture”. Voyez cela comme un concept de club 2.0 qui tente de donner l’impression aux consommateurs d’être membres d’un club. Si ces marques adoptent une approche intelligente et parviennent à combiner ces deux approches, l’année à venir sera l’année du “luxe durable”. Si le consommateur suit, la boucle est bouclée et nous arriverons automatiquement à une consommation moindre : moins, mais mieux, en fait. »