Pendant la crise du coronavirus, les grands magasins de luxe se sont montrés étonnamment flexibles. Ils doivent maintenant renforcer leur position en tant que marque, par exemple en misant sur de nouveaux services et sur le récit de marque. « Le numérique est un outil, pas une fin en soi », déclare Selvane Mohandas, de l’organisation sectorielle IADS.
« Plus le choix »
« Les PDG de chaînes de grands magasins comme les Galeries Lafayette ou El Corte Inglés ont compris depuis longtemps qu’ils doivent s’adapter aux conditions changeantes du marché. Mais 2019 ayant été leur meilleure année, avec un nombre record de touristes et des chiffres d’affaires inédits, ils ont continué à repousser l’échéance. Aujourd’hui, ce n’est plus possible : avec la crise du coronavirus, le changement est devenu une urgence. L’avantage de cette pandémie, c’est qu’ils n’ont désormais plus le choix. » C’est ce qu’affirme Selvane Mohandas du Ménil, directeur général de l’Association internationale des grands magasins (IADS), qui compte 12 membres opérant dans 19 pays et représentant un chiffre d’affaires conjoint de 32 milliards d’euros. Le directeur lui-même a côtoyé de grands noms tels que Louis Vuitton, Yves Saint Laurent et Sonia Rykiel.
« Beaucoup de nos membres sont des entreprises familiales, qui ont le luxe de pouvoir penser à plus long terme. Tous ont immédiatement pris conscience de la gravité de la crise, sans pour autant perdre de vue la lumière au bout du tunnel. Cette approche est différente de celle des fonds alternatifs qui veulent obtenir des résultats immédiats. Je ne cautionne donc pas les messages alarmistes prédisant l’apocalypse du commerce de détail. Cette crise nous a fait réaliser, peut-être de façon quelque peu inattendue, que nos grands magasins sont réellement flexibles.
« Besoin d’expérience physique »
Selvane Mohandas estime que la crise signifie avant tout une accélération des évolutions qui étaient déjà en cours antérieurement. « C’est une évolution naturelle du marché. Les acteurs les plus faibles vont disparaitre, mais je ne crois pas que les grands magasins en feront partie : ce sont des lieux de rencontre et de découverte. Personne n’est heureux d’être cloîtré chez soi. Aujourd’hui, on se rencontre sur Teams ou sur Zoom, on fait des achats en ligne, mais sans l’expérience physique, on se sent seul. Nous nous habituons aux services numériques, mais nous restons des êtres humains, nous avons besoin de rencontres réelles. Le jour où nous serons devenus des robots, nous serons peut-être heureux dans une réalité en ligne, mais ce n’est pas encore le cas. »
Bien sûr, les grands magasins enregistrent une augmentation des ventes en ligne. « Chez tous nos membres, le chiffre d’affaires en ligne a doublé, voire quintuplé. Falabella, au Chili, réalisait déjà 30% de son chiffre d’affaires grâce aux ventes en ligne, et cette part a atteint 60% en 2020. L’entreprise a même enregistré une légère croissance l’année dernière, malgré les fermetures de magasins. J’insiste toujours sur le fait que si le commerce électronique représente 23% des transactions, le numérique pèse déjà plus de 50% sur l’ensemble du parcours client. Le numérique, c’est n’est pas seulement ouvrir une boutique en ligne, c’est aussi utiliser la technologie pour améliorer le parcours client. Le numérique est un outil, pas une fin en soi. »
« C’est du show-business »
Les grands magasins doivent donc trouver le bon équilibre entre le canal hors ligne et le canal en ligne. « Les Galeries Lafayette sont ravies de l’application de shopping en direct lancée en octobre. Cette application permet aux clients d’accéder à l’ensemble du magasin. C’est un outil puissant pour maintenir le lien avec les clients. Le meilleur exemple est celui de Breuninger : pendant le confinement, l’entreprise est restée en contact avec ses clients VIP via Facetime et WhatsApp. C’est la preuve d’un niveau d’intimité avancé. »
« Parce que ce qu’il faut comprendre par rapport au numérique, c’est qu’il s’agit d’une nouvelle façon d’interagir avec les clients. En considérant purement et simplement le numérique comme l’ouverture d’une boutique en ligne ou la vente sur une place de marché, on se retrouve en concurrence avec Alibaba, Net-A-Porter, Amazon et Google. » Mais le numérique ouvre également de nouvelles opportunités pour raconter un récit et créer un lien avec les consommateurs. La société suisse Manor, par exemple, utilise les réseaux sociaux pour mettre en valeur ses racines locales. « Si vous vous contentez de vendre des articles, il y aura toujours un concurrent moins cher. Mais comme le dit Jeanette Aaen, de Illum, dans votre livre : c’est du show-business. J’ajouterais même : c’est du show-biz pour un public trié sur le volet, qui partage les mêmes valeurs que vous, peu importe son origine. Si vous adoptez une approche efficace, pourquoi il n’y aurait pas un public à Shanghai ou à Delhi qui partage les valeurs des Galeries Lafayette, par exemple ? »
« Construire une communauté »
En d’autres termes, le marketing post-Covid sera différent du marketing pré-Covid ? « Sans aucun doute. Auparavant, lorsqu’une marque de luxe ouvrait un magasin dans un grand magasin, elle savait qu’elle allait perdre de l’argent. Mais c’était un sacrifice qu’elles étaient prêtes à faire parce que c’était une forme de publicité. Aujourd’hui, les marques de luxe peuvent investir des millions dans les canaux en ligne, alors pour quelle raison devraient-elles s’associer à un grand magasin ? Si ce grand magasin s’adresse à un public spécifique : la somme de 1 + 1 ne fait plus 2, mais 3. L’avenir des marques et des grands magasins est là : construire leur propre public pour rester pertinents demain. »
« L’une des grandes questions qui nous taraudent actuellement : comment faire de son nom une marque ? Si vous demandez aux consommateurs s’ils connaissent les Galeries Lafayette, la réponse sera oui. Mais veulent-ils pour autant porter un T-shirt avec ce logo ? Être une marque offre certaines opportunités, par exemple dans le domaine des labels privés. Mais sur le plan stratégique, une marque, c’est avant tout construire une communauté qui fera votre force demain. »
« Les clients locaux reviennent »
La situation touristique actuelle est un désastre pour les grands magasins des grandes villes. L’année dernière, Paris est passée de la destination la plus populaire au monde à la cinquième place. Cela a permis aux Galeries Lafayette de prendre conscience une fois de plus de l’importance de la clientèle locale. Un nouveau public va-t-il revenir dans les flagship stores ?
« La grande leçon que les Galeries Lafayette et El Corte Inglés ont tiré pendant la pandémie, c’est que leurs flagship stores ont été désertés en l’absence des touristes, alors que les magasins régionaux ont tenu le choc : idem chez Magasin du Nord, Breuninger… La clientèle locale est restée fidèle à ses magasins. Et lorsque, début novembre, les Galeries Lafayette ont pu rouvrir brièvement à Paris, elles ont attiré une foule de clients, avec des nombres records de clients locaux, car il n’y avait pas de touristes. Cela a démontré deux choses. Premièrement : les consommateurs étaient avides d’expérience d’achat en magasin physique. Deuxièmement : les Galeries Lafayette ont réussi à séduire leurs clients différemment. »
« Miser sur des services intelligents »
Des entreprises comme les Galeries Lafayette ou El Corte Inglés sont certes très grandes, mais elles sont aussi très locales, souligne-t-il. « Si vous allez à Londres, vous vous rendez chez Harrods, Liberty ou Selfridges, parce que ces boutiques n’existent que là-bas. Si vous allez à Madrid, vous voulez passer au nouveau El Corte Inglés Castellana, parce que vous savez qu’il est spécial. À Paris, vous vous rendez aux Galeries Lafayette. Leur implantation locale est leur essence. C’est aussi pour cela que ces entreprises réagissent différemment à cette pandémie mondiale. C’est ce qui les rend plus fortes. »
Comment vont évoluer les grands magasins, après le Covid ? « Nous organisons des ateliers en ligne pour apprendre les uns des autres. Je pense que le « grand magasin intelligent du futur » offrira davantage de services, comme des services d’abonnement et des services non liés à la vente au détail. Palacio de Hierro dispose désormais d’une conciergerie cosmétique, qui effectue une analyse de votre peau pour vous orienter vers les bonnes marques. L’entreprise démontre ainsi son expertise et entretient le lien avec le client. Magasin du Nord a décidé de réduire les dimensions des caisses de 35%. Pas pour augmenter la superficie d’exposition, mais pour ouvrir un nouvel espace de service où les clients peuvent s’adresser à un personal shopper, par exemple.
« Pas la réduction, mais l’adaptation »
Les grands magasins « intelligents » survivent, mais quel sera le sort des autres ? N’y a-t-il pas trop de magasins ? Qu’adviendra-t-il de l’immobilier ? Le groupe Galeria Karstadt Kaufhof, par exemple, a déjà dû fermer des dizaines de magasins et il en a encore trop… « Nous pensons que nos membres devraient réfléchir à leur superficie. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils doivent fermer. La bonne nouvelle est que la plupart de nos membres sont propriétaires de leurs locaux, ils ont donc plus de liberté. L’objectif n’est donc pas la réduction à tout prix, mais l’adaptation. Parce que le rôle du magasin change : ce n’est pas seulement un espace de vente. Il faut offrir de l’expérience et de la surprise, mais aussi de la commodité. Il faut donner à ses clients l’envie de revenir. »
« Magasin du Nord, par exemple, a élargi sa zone click & collect pour l’ouvrir à d’autres marques en plus de la sienne : les clients peuvent désormais aussi venir retirer leur colis Amazon. Pourquoi ? Parce que ceux qui viennent chercher un colis entrent dans le magasin et achètent quelque chose. Aux Philippines, SM a lancé un nouveau service, « Call to Deliver » : un système très simple qui permet aux clients de contacter le magasin par téléphone, Facebook Messenger ou SMS pour passer une commande. Un personal shopper prépare la commande ou la livre à domicile le jour même. L’entreprise a libéré 5% de la superficie du magasin à cette fin. Le succès a été tel que le système a immédiatement été déployé dans les 65 magasins. »
En bref, l’optimisme est de mise à l’IADS : « Aucun de nos membres n’a dû interrompre ses projets d’expansion pendant la crise. El Corte Inglés a ouvert son nouveau magasin à Madrid comme prévu, Magasin du Nord a continué à rénover ses magasins… C’est le luxe des entreprises familiales : elles ont cette vision à long terme. »