Grâce à leur vision à long terme, les entreprises familiales sont bien placées pour survivre à la tempête qui touche actuellement le secteur du retail, affirme Adam Fenwick. Les grands magasins doivent s’adapter, adopter les nouvelles technologies et tenir compte des besoins et des ambitions de leur communauté locale…
La situation est hors de contrôle…
« Ce que nous vivons actuellement, c’est un changement structurel rapide. Cela a dû être quelque chose de semblable lors de la première révolution industrielle », déclare Adam Fenwick que nous rencontrons dans la succursale londonienne de la chaîne de grands magasins située sur New Bond Street. Il appartient à la cinquième génération de la famille Fenwick, active dans le secteur des grands magasins depuis 1882. Bien qu’il ait quitté son poste au sein du comité de direction de l’entreprise familiale en 2017, il en demeure actionnaire et continue de suivre de près le secteur du retail. « Nous vivons une époque fascinante », dit-il.
« La technologie numérique est devenue un facteur de changement jouant un rôle clé dans le bouleversement des normes, des institutions et des modes de vie établis. Elle crée de nouvelles opportunités dans le paysage socio-économique et, contrairement aux révolutions précédentes, elle se déroule à l’échelle mondiale. La situation est hors de contrôle, il n’y a pas de retour en arrière possible pour le secteur du commerce de détail. La numérisation est la plus grande révolution depuis les débuts du shopping. »
Un contexte qui nous met donc plus qu’au défi : comment vous assurez-vous que les gens continuent de venir dans votre magasin à l’époque du shopping en ligne ? « Heureusement, Londres reste une ville commerçante importante. Harrods et Selfridges sont de véritables pôles d’attraction touristique, plus de 60 % de leur chiffre d’affaires est dû aux visiteurs étrangers. Chez Fenwick aussi, la part de visiteurs étrangers augmente. Les grands magasins doivent être des destinations exceptionnelles. S’ils y arrivent, ils peuvent réussir. Posséder une identité locale est également essentiel. La chaîne anglaise de grands magasins John Lewis est très douée pour donner une saveur locale à l’ensemble de ses magasins. »
Les escalators, un lieu de rencontre
La chaîne de grands magasins John Lewis travaille selon un modèle intéressant de « partenariat ». Les employés sont copropriétaires, ce qui signifie un degré plus élevé d’engagement chez les employés et une meilleure orientation client. Et ce sont là quelques-uns des ingrédients clés qui font toute la différence dans le commerce de détail.
« Chez Fenwick, le niveau d’engagement est élevé. Avec ses neuf succursales, elle reste encore toujours une entreprise familiale. Cela présente d’importants avantages : on a le sentiment d’avoir un objectif commun, une vision à long terme. Il ne s’agit pas seulement de venir travailler. Le modèle de l’entreprise familiale possède des racines historiques dans le secteur des services et en particulier dans le secteur du commerce de détail. »
D’ailleurs, la communauté locale se sent également propriétaire de l’entreprise. « Vous savez, les escalators du grand magasin sont un véritable lieu de rencontre, on voit toujours des groupes de personnes en train d’y discuter. Ils se rencontrent dans le magasin qu’ils connaissent depuis qu’ils sont petits. Ils connaissent les employés, ils y ont acheté un canapé… Si on change quelque chose, ils viendront demander ce qui se passe. » Vous déménagez le rayon homme ? Et pourquoi ? » Outre l’église, l’hôpital et le stade de football, il y a aussi Fenwick. Si les gens du coin pensent que le grand magasin leur appartient, alors vous y arriverez. »
Activités à forte intensité capitalistique
Aujourd’hui, seules quelques familles jouent encore un rôle actif dans le secteur des grands magasins. « Au Royaume-Uni, il y a toujours la famille Weston qui possède Fortnum & Mason et une autre branche de celle-ci qui possède The Selfridges Group. La famille royale du Qatar possède Harrods. Mais beaucoup de familles ont vendu leurs parts. La croissance du retail en ligne pose des défis majeurs au secteur des grands magasins à forte intensité capitalistique. Par le passé, les entreprises familiales étaient à la fois propriétaires et exploitantes des grands magasins, ce qui assurait une stabilité à long terme. Ils ont investi dans des actifs immobiliers et ont obtenu un rendement sur le capital grâce au revenu tiré des ventes et à l’augmentation de la valeur immobilière. Mais plus les ventes en ligne augmentent, plus les revenus tirés des ventes des grands magasins subissent des pressions tout comme la valeur de l’immobilier commercial. »
Pourquoi Fenwick, en tant qu’entreprise familiale, a-t-elle finalement choisi de nommer un CEO externe ? « Parce que nous avions besoin de quelqu’un possédant les compétences nécessaires pour relever les défis et tirer parti des opportunités offertes par le nouveau monde du commerce de détail numérique. La famille continue de jouer un rôle important en tant qu’actionnaire et veille à conserver la vision à long terme et les valeurs de la marque. Des membres de la famille continuent en outre à travailler dans l’entreprise et nous espérons que la prochaine génération s’y impliquera aussi. »
Visite au rayon jouets
Quels souvenirs Adam Fenwick garde-t-il de son enfance ? Quel était son rayon préféré dans le magasin ? « Enfant, je me souviens du rayon jouets à Newcastle. C’était enchanteur, magique et un vrai régal. Nous sommes toujours le détaillant de jouets dominant à Newcastle parce que nous gérons le département avec mesure et autorité. J’aimais aussi beaucoup notre célèbre vitrine de Noël où l’on mettait en scène un conte de Noël pour enfants. Aujourd’hui, les vitrines sont entièrement animées grâce à la technologie numérique et des milliers d’enfants viennent assister au spectacle qui annonce la période de Noël. Déjà par le passé, les grands magasins avaient compris qu’en plus de proposer des produits nécessaires à attirer les clients, ils devaient aussi offrir des expériences et du divertissement. »
Interaction sociale
Quels sont les grands magasins préférés d’Adam Fenwick ? Où trouve-t-il son inspiration ? « On peut difficilement battre Selfridges. Ils savent comment enthousiasmer le client et lui faire vivre une réelle expérience. Ils arrivent à combler de manière ambitieuse leurs aspirations. J’admire le travail qu’y a accompli Vittorio Radice, c’était un véritable imprésario. J’ai aussi beaucoup de respect pour les magasins John Lewis qui font preuve d’une grande discipline et d’une grande clarté dans le choix de leur assortiment de produits. Ce sont deux des acteurs les plus inspirants du Royaume-Uni dans le secteur des grands magasins. Les leaders du marché montreront la voie. C’est un bouleversement que nous devons traverser. Certaines entreprises disparaîtront, d’autres nous rejoindront. »
Qu’est-ce que Fenwick peut nous apprendre ? Quelle idée a constitué la clé du succès ? Qu’est-ce que Fenwick a fait autrement que les autres grands magasins ? « La principale différence chez Fenwick au fil des ans a été la politique stratégique visant à maintenir la fonction achats dans chacun des 9 magasins. Avec des magasins répartis sur l’ensemble du Royaume-Uni, l’objectif était de permettre à chaque magasin d’adapter sa gamme de produits au marché local pour optimiser ainsi ses performances commerciales. L’équipe des responsables achats de chaque magasin gérait l’achat et la vente des gammes respectives. Ces derniers ont acquis une connaissance approfondie de leur marché local et communiquaient constamment avec l’équipe des responsables des ventes au sein du magasin. Les responsables achats rencontraient régulièrement les clients et il y avait une interaction sociale continue. Les équipes de vente ont pu discuter des gammes de produits avec leurs responsables achats en magasin au lieu d’avoir à référer les problèmes au siège social. Cela a créé un fort sentiment d’engagement dans l’ensemble du magasin. Les collègues étaient chargés de prendre les bonnes décisions en première ligne. L’utilisation de la technologie numérique et des données clients en temps réel permettent d’affiner sans cesse cette structure et les achats sont désormais organisés sur une base régionale bien que l’accent reste mis sur une gamme de produits propre à chaque magasin et sur le maintien, par l’intermédiaire des équipes de ventes, d’une forte interaction sociale avec la clientèle locale.
La menace de la vente en ligne
« Les acteurs du secteur des grands magasins ne sont que trop conscients qu’ils ne peuvent rester immobiles dans ce paysage commercial en transformation. Le commerce électronique continuera d’entraîner des changements structurels dans le secteur de la vente au détail ; et ce avec une augmentation des ventes en ligne. Le commerce de détail en ligne a remplacé l’habitude historique de se rendre dans les grands magasins. Les clients peuvent désormais acheter d’un simple clic ce dont ils ont ‘besoin’ et ce qu’ils ‘désirent’ ainsi que se faire simplement livrer leurs achats en quelques heures. »
Comment les grands magasins peuvent-ils rester pertinents ? « Les grands magasins ont toujours dû évoluer depuis leur création il y a plus de 100 ans. Leur existence future dépendra de leur pertinence par rapport aux besoins du client numérique. Harrods et Selfridges montrent qu’il y a encore de la place pour les flagship store qui offrent des expériences aux clients, une grande variété de possibilités de restauration novatrices, une gamme de produits soigneusement conçues et bien plus encore. Il ne s’agit plus seulement d’une concurrence au niveau de l’assortiment de produits, mais bien de concurrence en tant qu’espace de loisirs. »
D’énormes répercussions
Que nous réserve l’avenir ? « Nous savons que l’avenir réserve des changements encore plus importants, car les nouvelles technologies, telles que la 5G et l’intelligence artificielle, sont le moteur de l’innovation, de la personnalisation et de l’évolution des modes de vie. Le rôle du magasin en tant que distributeur de marques tierces devra changer. Les marques investissent désormais dans leur relation avec leurs clients et vendent directement en ligne. Les magasins devront se distinguer par la vente de leurs propres produits et la maximisation de la fidélité de leurs clients. »
« L’économie du commerce de détail ne peut plus supporter le nombre actuel de magasins et les propriétaires devront vendre des propriétés commerciales et trouver de nouvelles affectations à leurs locaux. La valeur des actifs immobiliers subira de nouvelles pressions à mesure que les revenus diminueront, ce qui aura des répercussions énormes sur l’économie en général jusqu’à ce qu’une autre solution soit trouvée pour gérer l’espace excédentaire. »
« C’est pourquoi nous recherchons de nouvelles compétences, tant au niveau du leadership qu’au niveau de l’organisation dans son ensemble. Et c’est aussi pourquoi nous soutenons nos collègues actuels avec des outils d’accompagnement du changement. Des décisions difficiles doivent être prises pour répartir correctement le capital entre nos magasins physiques et la plateforme numérique. Les magasins ont toujours besoin d’investissements pour entretenir les locaux et leur gamme de produits, mais la technologie en nécessite également, car elle joue désormais un rôle crucial pour attirer davantage de clients dans les magasins. »
Conclusion ? « On ne peut exclure aucune possibilité et on ne peut laisser les sentiments l’emporter. Si la formule ne fonctionne plus, vous devez en changer. Tout change si vite maintenant. Nous avons connu cinq générations de retailer dans notre entreprise familiale. Nous croyons toujours en la force de notre marque et en son potentiel de croissance pour l’avenir. »
Un riche passé
« La société a été fondée en 1882 à Newcastle par mon arrière-arrière-grand-père John James Fenwick. Entrepreneur né et visionnaire, il saisit en 1891 l’opportunité d’acheter un site sur New Bond Street à Londres, qui deviendra le vaisseau amiral de la marque Fenwick. »
Fenwick, comme tous les magasins à leurs débuts, fournissait des vêtements sur mesure pour les naissances, les mariages et autres occasions. Les clients s’y rendaient sur rendez-vous avec leur cheval et leur voiture. L’entreprise a évolué au fil du temps, mais elle a toujours su s’adapter aux besoins du client. Il a aussi fallu compter sur la chance, car pendant la Seconde Guerre mondiale, le bâtiment a échappé de justesse à un bombardement…
Aujourd’hui, dans cette partie de Londres qu’est le West End, vous avez une grande concentration de grands magasins, avec de grands noms comme Selfridges, Liberty, John Lewis, Debenhams et House of Fraser. Il y a donc une concurrence féroce, mais elle fournit aussi la masse critique nécessaire pour attirer des clients dans le quartier.
« Mon père, John J. Fenwick, après sa formation chez Harrods, a fait partie de la quatrième génération de la famille à travailler dans l’entreprise et a permis à l’entreprise de s’agrandir de manière significative. »
Adam Fenwick a été directeur général du groupe de 2005 à 2017 et son cousin Mark en a été le président de 1997 à 2017. Cette année-là, ils ont tous les deux décidé de céder leur place et pour la première fois, la direction a été assumée par des membres externes avec Richard Pennycook comme président et Robbie Feather comme CEO.