“Le commerce de détail a toujours gravité autour du changement. Mais aujourd’hui, une pression transformatrice s’exprime dans tout l’écosystème”, explique le professeur Jonathan Reynolds. Pour rivaliser avec des géants tels qu’Amazon, Alibaba et JD.com, les expériences de consommation pertinentes sont essentielles.
Plus loin que l’e-commerce
Cofondateur et directeur académique de l’Institute of Retail Management à l’Université d’Oxford, Reynolds jette des ponts vers le monde des affaires depuis le tout début de sa carrière. Il a notamment mené des études approfondies pour Tesco et Coca-Cola, et est aussi doyen à la Saïd Business School de Grande-Bretagne.
Le secteur du détail est en plein changement, tout le monde le sait. Mais que répondez-vous aux gens qui prétendent que cette évolution est entièrement imputable à l’e-commerce ?
J.R. : “La technologie joue assurément un rôle crucial dans les évolutions du détail. Mais cela va bien plus loin que l’e-commerce. Une nouvelle dimension (virtuelle) est apparue ; nous constatons une forte internationalisation et voyons émerger de nouveaux modèles commerciaux qui puisent avidement dans tout ce qui a précédé. La conjonction de ces divers éléments se traduit par un basculement, et pas uniquement dans le secteur du commerce. Même la profession de taximan ne sera plus jamais la même…
Cela dit, ne vous y trompez pas : le commerce de détail a toujours gravité autour du changement. Il a toujours été sujet à de nombreuses modifications. Mais aujourd’hui, une pression transformatrice fondamentale s’exprime dans tout l’écosystème, avec de nouveaux besoins, une opposition entre physique et connecté, et de nouvelles percées technologiques.
Dans les économies occidentales, la croissance lente et les obstacles réglementaires entravent l’adaptation rapide à cette nouvelle réalité, et les réseaux traditionnels ont peut-être eu les yeux plus grands que le ventre. En combinaison avec une gestion opérationnelle laissant parfois à désirer, ce contexte engendre inévitablement son lot de victimes.”
Avec le recul, quel a été le rôle de la crise financière amorcée en 2008 ?
J.R. : “Les gens se sont attendus quelque temps à ce que tout redevienne comme avant, mais la récession a surtout inauguré une ère de pression permanente sur les prix. La crise financière a encore un arrière-goût de “gueule de bois”, et plus particulièrement au niveau des prix du détail.
L’économie met plus de temps qu’avant à s’en remettre : bien que la confiance du consommateur se soit redressée peu à peu, on constate encore une pression sur les prix, une incertitude au sein des marchés et un déséquilibre entre coûts et rendement. Chez nous, au Royaume-Uni, l’incertitude relative au Brexit nuit également à la confiance – parmi les consommateurs comme sur les marchés financiers. Mais ailleurs aussi, les difficultés politiques et sociales se traduisent par une vigilance permanente, voire une dépression.”
Technologies disruptives
Quelles attentes peut avoir un esprit réaliste quant à l’impact de la technologie ? Comment les développements technologiques vont-ils changer la donne dans le commerce du détail ?
J.R. : “En soi, la période actuelle ne diffère pas fondamentalement d’il y a 30 ans. Bien entendu, il faut tenir compte d’Amazon, mais il reste encore beaucoup de grandes marques internationales. D’ici les cinq prochaines années, en revanche, les technologies telles que la reconnaissance faciale, les fonctions de recherche à commande vocale et la production 3D pourront exercer un impact considérable. Un large éventail de technologies potentiellement disruptives se prépare à émerger, mais on ne pourra jamais prédire avec certitude ce qui fera un carton dans la pratique.
L’adoption de la technologie et de l’innovation diffère aussi d’un pays à l’autre. En Chine, par exemple, la vie privée et l’idée d’être surveillé sont beaucoup moins problématiques pour les gens. Ils n’y voient pas d’inconvénients. La reconnaissance faciale y a dès lors le vent en poupe. Le prochain défi majeur de la Chine résidera d’ailleurs dans la logistique : c’est devenu le pays par excellence du commerce mobile – ventes en ligne via le smartphone et d’autres appareils mobiles – mais aujourd’hui, d’aucuns se demandent comment organiser une distribution efficace dans un pays aussi étendu. Les Chinois planchent d’arrache-pied sur la résolution du problème de la distribution – avec d’importants progrès, essentiellement liés aux drones, mais aussi aux véhicules autonomes.
Au Japon aussi, le lancement de nouveautés et l’expérimentation sont moins limités par les autorités que dans les pays occidentaux. Il est donc également intéressant pour nous de voir ce qui s’y passe. La seule certitude est la transition vers le mobile : comme expliqué précédemment, les Chinois optent d’abord pour leur smartphone quand ils veulent faire du shopping ; mais au Royaume-Uni aussi, la majeure partie des achats en ligne passent déjà par la technologie mobile.”
Comment l’avenir du magasin physique se profile-t-il ? Va-t-il au-devant d’un nouveau rôle ?
J.R. : “Les magasins vont devoir se réinventer pour s’intégrer dans l’écosystème. Leur rôle dépendra de la fonction du point de vente physique dans le grand ensemble. Sa fonction primaire sera la “commodité” – le fait de trouver rapidement et à proximité les produits dont vous avez besoin – ou l’”expérience”, qui doit être mémorable et pertinente. Cela dit, la première option (la commodité) est de plus en plus concrétisée par la technologie et la livraison rapide.
Une expérience pertinente constitue donc la principale fonction dévolue au magasin physique. Et, oui, c’est possible en en faisant moins. Au Royaume-Uni, la chaîne de supermarchés John Lewis offrira un véritable lifting à 15 de ses magasins cet automne, alors que le détaillant a admis que le bénéfice de l’entreprise s’est totalement érodé. Pourtant, ils investissent : dans la différenciation, pas dans l’échelle.
Un nombre limité d’excellents magasins peut sans doute suffire : ainsi, par exemple, les établissements rénovés seront dotés de toits-terrasses avec bar à cocktails, salles de cinéma “pop-up”, locaux événementiels et stylistes personnels. Dans le commerce de détail physique, l’accent doit en effet peser davantage sur les services, sur les collaborateurs et sur des expériences-produits hors du commun.”
Les bons produits au bon endroit
Tout le monde n’a que l’expérience à la bouche, mais en quoi consiste exactement une expérience pertinente ?
J.R. : “Pour les consommateurs, elle doit répondre à un besoin concret. Il peut s’agir d’activités relaxantes ou différentes pour leurs loisirs, mais le premier critère est la pertinence. Et quand une chose est-elle pertinente ? Quand la marque comprend sa position et son rôle dans le “customer journey”, le parcours du client, et y formule une réponse appropriée.
Je pense notamment aux bons produits au bon endroit, mais aussi aux services et résolutions de problèmes – comme les stylistes personnels dans un supermarché premium tel que John Lewis. Ou au fait de bénéficier d’une aide instantanée “sur demande” quand on cherche quelque chose en urgence. Bien que cette fonction du magasin physique soit quelque peu minée par les systèmes en ligne : aujourd’hui, dans les grandes villes, vous pouvez faire livrer quasi n’importe quoi chez vous en quelques heures.
Eataly constitue pour moi un exemple pertinent de bonne “expérience”, car elle s’inscrit dans un contexte évident pour le consommateur. Cette chaîne d’alimentation italienne se présente sous le label de la “slow food” comme une sorte de halle regorgeant de spécialités italiennes, où vous pouvez aussi manger et apprendre à faire des pâtes. Il s’agit là d’activités pertinentes offrant une valeur ajoutée aux clients, qui s’y rendent par intérêt pour la “slow food”.
Sunglass Hut, une marque d’optique spécialisée en lunettes de soleil, a installé un distributeur automatique baptisé “eye candy” dans son magasin phare de New York. Grâce à ce miroir intelligent, les accros au shopping peuvent faire leur choix parmi des centaines de lunettes de soleil et voir comment elles leur vont, même après l’heure de fermeture. Ils peuvent aussi les acheter directement via l’écran tactile. C’est un service apprécié par les clients, qui tiennent à pouvoir essayer leurs lunettes.”
La verticalisation – c’est-à-dire la tendance croissante des marques à vendre directement au consommateur – représente-t-elle une menace pour le commerce de détail traditionnel ?
J.R. : “Ce que font ces marques, c’est aussi de la vente au détail. C’est un défi pour les détaillants classiques, qui découvrent l’inutilité des intermédiaires là où ils les pensaient jusqu’alors indispensables. Mais cela dit, il n’est pas si évident pour un producteur de servir directement les consommateurs : ces derniers sont en effet confrontés au paradoxe du choix. Les clients s’attendent à une offre diversifiée, mais un choix excessif est également source de stress. C’est un exercice d’équilibriste délicat, qui démontre clairement la nécessité d’un curateur à tout moment.
Les magasins et boutiques en ligne D2C n’ont qu’un succès mitigé, même si un géant tel qu’Unilever se lance dans l’aventure, car ils ne peuvent pas offrir un choix suffisant. Un “one-stop-shop” doit dès lors intervenir en tant qu’agrégateur – qui rassemble et regroupe l’offre destinée au consommateur – et en tant que guide. Les gens veulent savoir ce qu’achètent les autres, ce qu’ils en pensent, ce qu’ils recommandent, etc. Cela les aide à faire leurs propres choix.
Ce que les marques peuvent faire, en revanche, c’est collaborer et assumer ces rôles elles-mêmes. Nous le constatons aujourd’hui dans la pratique, par exemple sur la nouvelle plateforme INS Ecosystem. Les géants de la grande consommation tels qu’Unilever, Mars, FrieslandCampina et Reckitt Benckiser entendent s’appuyer sur la technologie des chaînes de blocs pour fournir directement leurs produits aux consommateurs.”
Taux d’inoccupation élevé
Nous voyons toutefois de nombreux magasins multimarques disparaître au bénéfice de boutiques phares.
J.R. : “La situation du non-food est tout à fait différente car les gens sont prêts à consacrer davantage de temps à leurs choix. Il s’agit d’achats discrétionnaires : les consommateurs s’informent, partent en quête d’innovation… Le processus de choix peut durer plus longtemps, de sorte que l’acheteur – selon sa nature et l’importance de l’achat à ses yeux – ne voit généralement pas d’inconvénient à comparer divers magasins ou webshops spécifiques entre eux.
Au Royaume-Uni, on assiste à un net recul du nombre de magasins de mode, et pas uniquement parmi les boutiques multimarques. Les chaînes monomarques réduisent également leur réseau de magasins. Cette évolution est en partie imputable aux coûts élevés – le ratio entre chiffre d’affaires et charges fixe est totalement déséquilibré – mais aussi à la concurrence de puissants agrégateurs en ligne et omnicanaux. Next, le plus grand acteur de la mode au Royaume-Uni, est devenu une véritable chaîne omnicanaux, dont l’assortiment inclut aussi quelques marques de vêtements internationales externes. Quant à Asos, classé en deuxième position, il s’érige en véritable plateforme multimarques en ligne.
Les rues commerçantes devront s’adapter à cette nouvelle réalité, mais la transition prendra du temps. De nombreux immeubles font l’objet de très longues périodes de bail et les prix au mètre carré n’évoluent que très lentement. Les prix locatifs sont actuellement inertes, d’où un taux d’inoccupation élevé : le marché ne peut tout bonnement pas s’adapter assez vite.
Il y a d’ores et déjà des emplacements bénéficiaires et d’autres à pertes. Ainsi, des villes telles que Lyon et Bordeaux, en France, accueillent des investissements intelligents sous la forme de revalorisations résidentielles dans les centres urbains. Au Royaume-Uni, on se cramponne trop aux doctrines d’antan.”
La menace d’écosystèmes globaux tels qu’Amazon ou Alibaba est-elle un fait ou une fiction ?
J.R. : “C’est une menace très réelle. Je me suis récemment rendu chez un producteur de grande marque, où le nom d’Amazon revenait dans chaque phrase. La force de ce genre d’écosystème réside dans la fidélité des clients : une fois pris dans sa toile, ils achètent régulièrement et beaucoup. Mais s’ils trouvent autre chose ailleurs, ils n’hésitent pas à s’en aller. Les acheteurs sont capricieux.
Ces agrégateurs sont un peu comme un volant d’entraînement : leur efficacité est due au fait qu’ils ont pris de la vitesse ; et plus ils accélèrent, plus leur portée et leur impact augmentent. Ils se maintiennent en mouvement en prenant de plus en plus d’ampleur et exercent un effet d’attraction considérable. Mais ils peuvent aussi rapidement tourner à vide et il ne faut pas grand-chose pour enrayer leur mécanique. On ne peut pas faire concurrence à Amazon et consorts en termes d’échelle, mais bien au niveau du service et des facteurs non liés aux prix. Il y aura toujours une place pour les acteurs de niche.
Une grande bataille entre agrégateurs pointe d’ailleurs à l’horizon : Alibaba et JD.com sont déjà de puissants rivaux internationaux d’Amazon, vu que sur leur marché domestique (la Chine), l’e-commerce est déjà historiquement plus étendu et plus mobile. Ils ont donc une avance sur ce plan.”