Le « blues du marketeur », selon Nicolas Lambert : les spécialistes du marketing travaillent avec passion mais, parallèlement, ils ne peuvent que tristement constater combien la consommation pèse sur la planète. Comment le marketing peut-il avoir un impact positif sur la société ?
Révolution copernicienne
« On ne peut pas interdire aux consommateurs de manger de la viande du jour au lendemain. Mais les marketeurs ont les compétences nécessaires pour les convaincre avec empathie et créer de nouvelles normes sociales. En ce sens, le marketing devrait connaître une révolution copernicienne : modérer le consumérisme est presque contre nature pour de nombreux spécialistes du marketing. Mais c’est nécessaire, pour le bien de la planète », affirme Nicolas Lambert, qui vient de sortir le livre « Le marketing peut-il sauver le monde ? ».
Reste donc la question centrale : comment concilier le marketing avec l’avenir de la planète ? Le « greenwashing » fait son chemin, et une position populiste pourrait prôner l’arrêt pur et simple du marketing. À tort : le marketing peut en effet jouer un rôle clé pour rendre la société plus durable, selon l’auteur. « Le marketing, c’est organiser la relation entre l’offre et la demande. Peut-on redéfinir nos modèles économiques de manière à ce que les consommateurs l’acceptent et, même, l’apprécient ? »
« Le développement durable est une science »
L’approche marketing traditionnelle ne fonctionne pas, affirme le spécialiste du marketing expérimenté qui a été à la tête de Fairtrade Belgium de 2016 à 2022, après une carrière dans des multinationales telles qu’Unilever, AB InBev et Heineken. « On ne peut pas demander aux consommateurs ce qu’ils pensent être durable et développer une offre en conséquence. La durabilité est une science. Qu’est-ce qui est objectivement meilleur pour la planète ? Les consommateurs ne sont pas des experts en la matière. » Ce fossé entre ce qu’il faut faire pour promouvoir autant que possible la durabilité d’une part, et ce que les consommateurs pensent et veulent d’autre part, est le grand défi que doivent relever les spécialistes du marketing aujourd’hui.
Principalement parce que les consommateurs le veulent mais ne le font pas. C’est le fameux « intention-behaviour gap » : les actions ne suivent pas les paroles. « Chez Fairtrade Belgium, nous avons demandé aux consommateurs s’ils achetaient du chocolat issu du commerce équitable. Sur la base des réponses, la part de marché du commerce équitable aurait dû être deux fois plus importante… Parfois, les consommateurs pensent consommer de manière durable alors que ce n’est pas le cas. Il faut les mettre sur la voie. »
Trois approches
Nicolas Lambert distingue trois approches qui ne s’excluent pas mutuellement. « La première est celle de l’améliorisme, comme je l’appelle : ne pas changer son modèle commercial mais l’améliorer. Vous continuez à vendre du chocolat, mais vous en faites un chocolat biologique ou issu du commerce équitable, comme Galler. Ou vous continuez à vendre des T-shirts, mais en coton biologique, comme Decathlon. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, c’est utile, mais dans certains secteurs, cela ne suffira pas. »
« L’étape suivante consiste alors à réinventer son modèle commercial pour s’orienter vers une économie circulaire. Decathlon vend désormais aussi des articles de seconde main, par exemple. Nous en avons discuté : la démarche est sincère, il ne s’agit pas d’un coup de pub. Cela nécessite une mise à jour complète de votre modèle commercial, de vos processus, de votre philosophie, de votre modèle financier… C’est difficile. »
« L’étape ultime, et aussi la plus difficile, est de parfois devoir dire aux consommateurs qu’il vaut mieux consommer moins. Nous finirons par disposer de moins de ressources et de matériaux, et nous devons donc passer à un modèle de ‘consommer mieux mais moins’. C’est très difficile pour les entreprises. Vous connaissez la célèbre campagne de Patagonia : « Don’t buy this jacket ». Cela semble anecdotique, mais c’est en réalité fondamental. Je pense aussi à Back Market, la place de marché qui donne une seconde vie aux smartphones et aux ordinateurs : achetez chez nous plutôt que neuf, tel est son appel aux consommateurs. Mais aussi : réfléchissez-y à deux fois, avez-vous vraiment besoin de ce smartphone ? »
Ce qui est durable n’est pas toujours plus cher
C’est un exercice difficile pour les entreprises, qui sont toujours axées sur la croissance. « La décroissance sur le plan des matériaux et des matières premières ne signifie pas nécessairement le ralentissement de toute activité économique. Certaines entreprises pourront se développer : si vous fabriquez des panneaux solaires ou si vous cultivez des légumes selon les principes de l’agriculture régénératrice, par exemple… Les nouveaux modèles commerciaux peuvent apporter un autre type de prospérité. L’investissement dans la récupérabilité crée un nouvel écosystème d’entrepreneurs. »
Dans le contexte actuel d’inflation, on constate que les priorités des consommateurs évoluent. Pendant la pandémie, la santé était la priorité ; aujourd’hui, les préoccupations financières sont à nouveau au premier plan. « Cela peut faire obstacle à la durabilité, du moins au niveau de la perception. Pourtant, ça ne devrait pas être le cas : si vous vous déplacez plus souvent à vélo qu’en voiture, vous ferez des économies. Si vous mangez moins de bœuf, vous ferez des économies. Ce qui est durable n’est pas toujours plus cher. »
Pensée systémique
Mais peut-on attendre des consommateurs qu’ils fassent des choix plus durables ? « En matière de durabilité, il faut adopter un mode de pensée systémique : la consommation est un système dans lequel les consommateurs, les entreprises et les gouvernements ont tous un rôle à jouer. Si on veut changer ce système, ce ne sont pas seulement les consommateurs qui doivent prendre conscience que les choses doivent changer… Les entreprises doivent également modifier leurs offres et mettre tous les moyens en œuvre pour concrétiser ce changement. Et le gouvernement doit leur faciliter la tâche, par exemple au moyen d’interventions fiscales, mais aussi de mesures contraignantes. »
Il renvoie à la future directive européenne sur le devoir de diligence des entreprises : c’est le gouvernement qui stipule que les entreprises doivent assumer leurs responsabilités tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. En France, une nouvelle législation est en place depuis l’année dernière, imposant aux constructeurs automobiles d’utiliser le hashtag #SeDéplacerMoinsPolluer dans leurs publicités, afin d’encourager les gens à utiliser leur voiture de façon plus consciente et à opter plus souvent pour le vélo ou les transports en commun.
Encourager les choix écologiques
« La durabilité est synonyme de changements radicaux et l’Homme n’aime pas le changement. Nous sommes des créatures d’habitudes. Les entreprises n’aiment pas non plus le changement. La première réaction est le déni. Tout le monde se renvoie la balle : quelque chose doit changer, mais pas chez nous. On connaît l’argument des détaillants : les consommateurs n’en veulent pas, donc nous ne pouvons rien faire. C’est pourquoi nous devons adopter une approche systémique, incitant tous les acteurs à prendre leurs responsabilités. »
« La sensibilisation n’est qu’un aspect parmi tant d’autres : la disponibilité, la norme sociale, la bonne politique de prix, le choice editing, qui consiste à rendre certaines alternatives indisponibles. Prenons l’exemple de l’Eco-Score : c’est une très bonne chose que Colruyt ait pris les devants. Reste maintenant à savoir si le groupe en tiendra compte dans sa politique de prix et de promotion. Pour orienter plus activement les consommateurs vers des choix écologiques ? »
Choix courageux
Des exemples inspirants dans le monde du commerce de détail et des biens de consommation selon Nicolas Lambert ? Galler, qui ne produit que du chocolat issu du commerce équitable, ou Lidl, qui ne vend que de la viande de porc portant le label Beter Leven. Deux exemples d’améliorisme intéressants. « C’est du choice editing. C’est courageux, car cela coûte de l’argent. »
« J’ai récemment été surpris par SEB, qui mise sur la réparabilité. L’entreprise a conscience que les ressources vont se raréfier et qu’elle doit s’orienter vers des modèles nécessitant moins de ressources. Ikea le fait aussi dans une moindre mesure. » Les entreprises qui adaptent leur modèle commercial de manière plus fondamentale sont Back Market, Patagonia ou Hellmann’s, avec des actions contre le gaspillage alimentaire. »
Le blues du marketeur
Lambert reste donc optimiste. « Au sein de la BAM (Belgian Association of Marketing, ndlr), le groupe de réflexion sur le marketing et le développement durable que je coordonne est très dynamique. Nous avons publié un green paper dans lequel nous appelons la communauté du marketing à s’engager plus que jamais en faveur de la durabilité. Nous devons radicalement repenser l’économie. Je comprends que ce n’est pas évident, si vous êtes un spécialiste du marketing et que vos coûts explosent alors que les consommateurs sont économes… Les marketeurs sont confrontés à une certaine dissonance cognitive. Ils travaillent avec passion, mais quel en est l’impact ? C’est le blues des marketeurs. Ils aimeraient avoir un impact positif sur la société. Ils reconnaissent cette problématique dans ce livre. »
Le marketing peut-il sauver le monde ? de Nicolas Lambert a été publié aux Éditions Racine.