Rassemblez une armada de spécialistes de l’immobilier commercial autour d’un lunch sain et convivial : le résultat sera une discussion enrichissante sur divers aspects de leur domaine de compétence. « Il faut se prêter une oreille plus attentive et négocier en toute transparence »
Techniques de correction
Premier constat : les loyers ont enfin commencé à baisser… « C’est vrai, confirme Evelien Van Hoecke, head of retail Belgium chez JLL, « mais il faut dire qu’ils étaient historiquement élevés, aussi bien dans les principales artères commerçantes des big six que dans les rues secondaires des villes plus modestes. Une correction des loyers à un niveau plus réaliste s’imposait. Il ne faut toutefois pas généraliser : aux emplacements de premier choix, les prix peuvent varier d’un bien commercial à l’autre. »
Les points de vente de très grande superficie sont les premiers à ressentir la pression sur les prix. « La demande de tels espaces est en effet assez faible », avance Ann Hayen, dirigeante de Hayen-Paris. « La tendance est en marche depuis un certain temps déjà, mais on en parle aujourd’hui plus ouvertement. Il importe de considérer la situation dans sa globalité : pour les loyers de base plus élevés, il est de plus en plus courant d’appliquer de nouvelles techniques de correction, comme des réductions de toutes sortes, des périodes de location adaptées, et ainsi de suite. »
Guy Rietens, partner chez Cushman & Wakefield, se rallie à cette analyse : « Les espaces de 150 à 250 m² trouvent rapidement preneur car ils intéressent suffisamment de candidats (concurrents) ; les loyers demandés sont donc souvent obtenus. En revanche, la demande d’espaces de 500 à 2 500 m² est significativement inférieure à l’offre, si bien que les propriétaires sont en général plus enclins à appliquer un mécanisme de correction. Les très grandes surfaces n’intéressent qu’un nombre limité d’acteurs, pour la plupart étrangers. »
Renégocier les contrats
Il n’est bien évidemment pas possible d’obliger les propriétaires à renégocier les contrats de bail. « Les lois de l’offre et de la demande sont quoi qu’il en soit d’application », fait remarquer Luc Plasman du BLSC. « Et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que certains (principalement les grands acteurs étrangers) profitent de la situation pour imposer des baisses de loyer, même lorsque la rentabilité du magasin concerné ne le justifie pas. »
Marie-Rose Van Hoof, real estate manager chez Veritas, souligne que les propriétaires souhaitent avant tout qu’on leur soumette des arguments fondés : « Pour renégocier le contrat de bail, il ne suffit pas de faire pression sur le propriétaire. Il faut lui présenter les tendances et évolutions du chiffre d’affaires et des flux de fréquentation, statistiques à l’appui. Ce que beaucoup de propriétaires ont tendance à oublier, c’est que les retailers sont aujourd’hui tenus d’investir lourdement dans un webshop, leur stratégie marketing, les formations du personnel, etc. »
Flux de passants
Les marges des retailers sont sous pression, même dans les magasins florissants. Les loyers font partie de tout un ensemble de circonstances participant à l’augmentation des coûts, au grand dam des entreprises. Certains retailers sont peut-être mieux à même de supporter la pression locative que d’autres, mais tous subissent la dramatique diminution du trafic, en dépit d’une légère hausse du ticket moyen. Tous les segments ressentent cette pression.
« Chaque retailer doit analyser son portefeuille de magasins d’un œil critique en vue de l’optimiser », recommande Kathleen Maas, real estate manager chez Bestseller. « Il y a quelques années, nous avons tout simplement fermé les points de vente non rentables lorsque les négociations n’aboutissaient pas. Même si des opportunités de croissance se présentent, nous ne signerons plus de contrat sans discuter, simplement parce que l’emplacement est attrayant ; nous négocierons ferme pour obtenir les meilleures conditions possibles. C’est la réalité d’aujourd’hui. »
Volonté d’écoute
D’après Joke Plasman, property manager chez Retail Concepts, il faut davantage voir la relation entre locataires et propriétaires d’immobilier commercial comme un partenariat. « Nous en sommes encore loin, mais c’est l’objectif. Il faut se prêter une oreille plus attentive, négocier de manière objective et transparente, et investir ensemble. Si un problème survient dans un bâtiment, il convient de s’efforcer de le résoudre conjointement, en faisant preuve d’inventivité. »
Nos interlocuteurs nous confient avoir parfois l’impression que les propriétaires et les agents immobiliers ne se rendent pas tout à fait compte des efforts qu’un retailer doit déployer pour réaliser un chiffre d’affaires convenable. Certains concepts ne fonctionnent pas partout aussi bien, et le succès d’un magasin donné – ou son absence à un autre emplacement – faussent parfois la perception. Les frais de location et de personnel sont sans aucun doute les principaux postes de coûts des retailers, qui comptent par conséquent sur la compréhension des propriétaires.
Politique de mobilité
Dans les centres commerciaux, les évolutions sont moins drastiques que dans les villes-centres. Les taux de fréquentation ne diminuent pas vraiment et les niveaux d’occupation restent élevés. « La gratuité du parking joue ici un rôle décisif », indique Hans Van Laer. « Ce facteur a vraiment une influence énorme. Lorsque le stationnement est payant, on observe une baisse radicale des chiffres, parfois même de dix, douze pour cent et plus. »
Jan Boots, managing partner CityD, illustre cette analyse en prenant l’exemple de Shopping 1 à Genk. « Lorsque le stationnement y est devenu gratuit, l’impact s’est immédiatement fait sentir. Le pari s’est avéré payant puisque ce centre commercial a gagné en attractivité. Quant à savoir si cela se répercute aussi sur les transactions, c’est une autre question. Tout cela doit par ailleurs s’inscrire dans la politique de mobilité globale de la ville ou de la commune concernée. »
Possibilités d’expansion
Le marketing d’une ville-centre ou d’un centre commercial ne se résume désormais plus à la promotion du shopping. Les raisons qui poussent les gens à fréquenter les centres commerciaux ont changé : ils viennent y manger quelque chose et profiter des sources de divertissement disponibles pour les enfants et d’un moment de détente pour eux-mêmes… Les retailers ressentent également cette évolution. Nos interlocuteurs voient-ils encore des possibilités d’expansion ? L’offre n’est-elle pas déjà surabondante, tant dans les centres-villes qu’en périphérie ?
« La situation est plus compliquée pour les centres commerciaux situés en dehors des villes », présume Hans Van Laer, head of marketing & research chez Ceusters, « mais l’expansion intra-muros est encore possible. Prenez l’exemple de Rive Gauche à Charleroi. » Evelien Van Hoecke ne partage pas totalement son avis : « D’après les statistiques européennes, il y a théoriquement encore de la place pour de nouveaux centres commerciaux en Belgique, mais la réalité est différente : il faut comptabiliser chaque mètre carré, autrement dit pas seulement les centres commerciaux et les magasins de la périphérie, mais aussi les centres et noyaux commerçants des villes et des villages. Les nouveaux centres commerciaux en cours de construction ont plus de mal à attirer les enseignes. »
Redéveloppement
Pour Marie-Rose Van Hoof, la situation est plus nuancée : « Le consommateur en a assez de retrouver la même offre partout, il veut plus de variété. La solution pourrait passer par un mix intéressant et des loyers adaptés par segment en fonction de la superficie et du type d’activité… Toutes les nouvelles ouvertures ne connaissent pas le même succès. Les retailers doivent parfois avoir le courage d’opposer un ‘non’ catégorique à certains emplacements. »
Outre cette possible saturation en termes de mètres carrés, Luc Plasman insiste sur l’absolue nécessité de l’innovation. « L’immobilisme du marché n’a jamais rien de bon. Les rénovations, agrandissements et autres redéveloppements sont les mesures les plus évidentes, mais il faut aussi faire de la place à des concepts totalement inédits. La Belgique et le Luxembourg doivent continuer à évoluer en tenant compte de ce qui se passe dans le paysage des centres commerciaux. »
Centre contre périphérie
Le commerce de périphérie se porte globalement plutôt bien. Les petites villes de province doivent malgré tout faire attention, met en garde Jan Boots. « Dans le grand arrondissement d’Audenarde, la superficie commerciale a augmenté de 80 000 m² (+30 %), alors que la croissance démographique dans cette zone de chalandise atteint à peine 7 %. Il en résulte un déséquilibre de l’offre et de la demande, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une multitude d’espaces de petite taille qui ne répondent plus aux besoins modernes. »
Des villes comme Audenarde ou Tongres ont-elles encore vraiment une fonction en tant que ville commerçante, se demande à voix haute Joke Plasman. « Je peux comprendre le souci de proximité et de service mais, en pratique, le consommateur opte pour la périphérie et les centres commerciaux pour des raisons de confort, ou pour les grands centres urbains pour la diversité et l’ambiance qui les caractérisent. » Les villes de petite taille vont devoir restreindre et redéfinir leur noyau commerçant et, au besoin, revoir les fonctions et les destinations des biens commerciaux.
Entrepreneuriat
Nos interlocuteurs déplorent le mauvais rôle donné à la périphérie. ‘Le’ consommateur présente des profils variés et le commerce doit le suivre là où il va. S’il préfère faire ses achats de mode dans les parcs d’activité commerciale plutôt que dans les villes-centres de taille modeste, il faut l’accepter. Le monde politique doit aussi s’engager. Les villes et les commerçants doivent s’unir afin de créer des synergies à même d’attirer les groupes cibles visés. Toutes les villes n’ont pas la chance d’avoir des airs de Bruges miniature…
Eline Dhaenens, senior account manager retail chez CBRE, élargit le débat : « Il est capital d’encourager l’entrepreneuriat et de bien encadrer les starters. C’est le moins que l’on puisse faire pour les indépendants qui prennent des risques, par exemple lors d’une reconversion. » Des villes comme Malines, Courtrai ou Mortsel ont résolument choisi cette voie. Les retailers plus établis sont eux aussi partisans de l’octroi de subsides communaux aux starters et aux entreprises ayant un projet de rénovation, car ceux-ci contribuent à augmenter le passage et la convivialité.
Urbanisme
Les commerces intra-urbain et périphérique sont peut-être tout simplement complémentaires en ce sens qu’ils répondent à des modes de shopping différents. Y a-t-il lieu pour les pouvoirs publics d’intervenir à ce niveau ? Le mix sectoriel doit-il être un critère de pilotage urbanistique ? Et d’ailleurs, comment déterminer à quel secteur un retailer donné appartient à l’ère du blurring ? N’est-ce pas au consommateur de déterminer les évolutions et au retail de s’adapter aux nouveaux comportements de consommation ?
« Les parcs d’activité commerciale situés en périphérie assument de plus en plus la fonction des places de marché d’antan », note Ann Hayen. « Ils sont en outre aisément accessibles, que ce soit pour les visiteurs ou les fournisseurs. Chaque fonction a son public. Les magasins des centres-villes doivent simplement redéfinir leur rôle. » Ce n’est pas à la politique d’indiquer la voie à suivre ; l’important est de satisfaire les attentes du consommateur. Cette dynamique doit pouvoir suivre librement son cours, nous dit-on.
Capacité d’adaptation
Il ne sert en général à rien de s’opposer aux nouvelles évolutions. Mieux vaut tenter de cerner le profil et les motivations des visiteurs et des clients, et y adapter l’offre. « Le but principal d’une visite en ville n’est plus nécessairement le shopping », observe Evelien Van Hoecke. « Comme dans l’univers en ligne, les frontières se brouillent et le rôle des villes change. Elles n’ont d’autre choix que de s’adapter à l’air du temps. »
Eline Dhaenens ajoute : « De plus en plus de jeunes n’ont rien connu d’autre que le monde numérique. S’ils ne trouvent pas l’article souhaité dans un magasin physique, ils effectuent une recherche sur Internet et si celle-ci ne donne rien, ils abandonnent. C’est comme ça que ça marche aujourd’hui. » Jouer le jeu demande beaucoup de flexibilité de la part des retailers et de leur personnel, mais il n’est clairement plus possible d’y échapper.
L’éléphant dans la pièce
Pour Kathleen Maas, les choses sont claires : « Les jeunes d’aujourd’hui consacrent moins de budget au shopping qu’à la salle de sport, aux gadgets, aux festivals, aux abonnements à Spotify et Netflix, etc. Lorsqu’ils sortent de chez eux, c’est pour se retrouver en groupe, aller manger au restaurant ou boire un verre, se détendre, mais pas forcément pour faire du shopping. » Cette nouvelle donne a inévitablement un impact sur ce que les villes proposent et la manière dont elles créent des ponts vers le canal en ligne.
« L’éléphant dans la pièce n’est-il pas l’impact de l’e-commerce ? » Notre modérateur n’évite aucun sujet… La mise en place d’une stratégie omnicanal nécessite en effet des investissements supplémentaires en matière de technologie et de personnel pour faire face à la baisse de trafic dans les magasins physiques. « Bon nombre de webshops brandissent en outre l’argument des retours gratuits, même si beaucoup remettent cette notion de gratuité en question et font machine arrière », observe Guy Rietens.
Approche omnicanal
D’après Joke Plasman, tout est affaire de complémentarité. « Suivre le consommateur 24 heures sur 24 et répondre à ses besoins en permanence : telle est l’essence de toute approche omnicanal. Une personne sur trois qui passe une commande en ligne va la retirer dans un magasin physique. Il s’agit là d’une excellente opportunité de contact avec le client ! Un client que vous n’auriez peut-être jamais vu auparavant. » Les villes peuvent et doivent faciliter cette réalité.
Ann Hayen se montre soudain d’humeur philosophe : « Le fait que le consommateur change ses habitudes et que les retailers fassent des choix en fonction de cela, par exemple en ouvrant exclusivement des magasins dans les grandes villes, est-il vraiment dû à l’e-commerce ? D’autres éléments sont à prendre en considération : le consommateur dépense de manière plus réfléchie, il voyage davantage, visite des sites Web spécialisés… » Pour ce qui est de la question de l’empreinte écologique des différentes solutions, il faudra attendre une prochaine rencontre…