Le plus beau grand magasin de Suisse trône depuis plus de 185 ans au centre de Zurich. Jelmoli ne possède qu’un seul établissement, mais quelle réussite ! Le propriétaire, Swiss Prime Site, a massivement investi dans le bâtiment emblématique, laissant au CEO Franco Savastano le soin de mener une stratégie aussi singulière que fructueuse.
Black Friday
Nous rencontrons Franco Savastano lors du Black Friday, non qu’il se sente le moins du monde concerné : Jelmoli ne prend en effet pas part à cette grand-messe du shopping. « Je sais que les gens raffolent des promotions, mais nous ne participons pas au Black Friday », explique-t-il. « Pourquoi devrions-nous le faire ? Je ne vois vraiment pas de raison. C’est précisément durant la période des fêtes de fin d’année que notre secteur doit maximiser ses rentrées. Zurich est très belle en ce moment avec toutes les illuminations de Noël. L’année dernière, nous avons enregistré une croissance de 40 % lors du Black Friday, sans mettre un seul article en promotion. Nous vendons de grandes marques telles que Moncler, Brunello Cucinelli et Santoni… En les proposant au rabais, nous décevons nos shoppers et portons préjudice à nos marques. C’est une surenchère : aujourd’hui, vous accordez une remise de 10 %, demain les gens réclament 20 % et la semaine suivante, 50 % ? Quelle crédibilité cela donne-t-il à notre secteur ? »
Un food market unique en son genre
C’est en 2012 que Savastano a pris les rênes de Jelmoli, le grand magasin de luxe suisse qui possède un seul établissement au centre de Zurich. Comment Jelmoli parvient-il à poursuivre sa croissance sans augmenter la surface de vente ? « C’est un travail d’équipe. Le conseil d’administration doit y croire. Nous ne sommes pas seulement une destination de vente, nous voulons aussi être une source d’inspiration. Nous organisons des expositions et il est aussi possible de louer notre terrasse sur le toit pour des fêtes. Notre offre alimentaire joue un rôle capital dans notre démarche. »
Quand on lui demande quel est son rayon favori du magasin, le CEO n’a pas à réfléchir longtemps. « J’ai débuté au rayon mode masculine qui a toujours gardé une place spéciale dans mon cœur mais, depuis que nous avons ouvert notre food market, c’est lui mon rayon favori. L’alimentaire est la nouvelle mode, en quelque sorte. C’est très excitant. Pour être pertinent, le food market doit se distinguer, c’est absolument essentiel. Nous proposons pas moins de dix restaurants de plus ou moins grande taille. Les gens apprécient de pouvoir s’attabler pour faire une pause et vivre une expérience agréable. L’un de nos fleurons est Fauchon – Le Café. Mais nous disposons aussi d’un authentique restaurant japonais de grande qualité, et d’un resto gril à l’américaine. Nous y grillons votre steak en 90 secondes à 800 degrés. La viande est ainsi parfaitement croustillante à l’extérieur, et tendre et juteuse à l’intérieur. Une autre particularité est notre humidor à fromages : une cave à fromages où une collection de 250 fromages originaires de Suisse, d’Angleterre, d’Italie et de France est conservée et présentée dans les meilleures conditions possibles. Nos collaborateurs ont le fromage dans le sang et les clients font la file pour bénéficier de leurs conseils ! »
Miser sur l’expérience
Ce n’est pourtant pas la concurrence qui manque sur le marché suisse. « Il y a de nombreux grands magasins en Suisse, mais notre stratégie est claire : nous voulons être un magasin de destination à part entière. Si vous êtes de passage à Zurich, une visite chez Jelmoli est incontournable. Nos confrères se positionnent plutôt sur le segment milieu de gamme. Et puis, l’offre commerçante des petites villes est trop abondante. Vu la croissance de l’e-commerce, mieux vaut opter pour un nombre réduit de magasins implantés aux meilleurs emplacements. Toutes les villes n’ont pas besoin d’un grand magasin. Je pense qu’un grand nettoyage est inévitable… Mais compte tenu de notre approche haut de gamme, nous n’avons rien à craindre. »
Quels sont les facteurs clés du succès de Jelmoli ? « Nous vivons des temps vraiment difficiles, notamment à cause de la montée en puissance de l’e-commerce. Nous ne sommes pas encore tout à fait prêts pour une offensive en ligne. Notre webshop est relativement limité et nous ne nourrissons pas d’ambitions internationales sur ce plan. Cela ne nous empêche toutefois pas de mener un ambitieux projet de digitalisation. En 2020, nous dévoilerons le nouveau site jelmoli.ch, qui répondra aux normes rigoureuses de notre magasin. »
« Nos 280 000 cartes de fidélité client revêtent une importance capitale. Nous voulons mieux les exploiter. Nous misons toutefois surtout sur l’expérience physique et pouvons compter sur une équipe compétente qui a le flair pour les bons produits. Il est essentiel que le personnel comprenne ce qu’est le retail, comment un grand magasin fonctionne et comment les gens font leur shopping. Nous laissons la place à la créativité et aux idées locales. Avec la ville de Zurich, nous célébrons en ce moment le soixantième anniversaire du Märlitram. Nous avons habillé la façade du magasin aux couleurs de ce tram historique. Les gens peuvent réserver un ticket pour faire un tour à bord de ce vieux tram, nous avons édité un album anniversaire et des cartes de Noël thématiques, et bien plus encore… »
L’expérience est essentielle, mais la meilleure idée de Savastano a certainement été le refus de jouer le jeu des promotions. « Nous ne faisons pas de soldes et vendons tout au prix plein, avec de bonnes marges. »
Caractère local
Que pense Savastano de la grande fusion à l’œuvre en Allemagne ? Allons-nous assister à une vague de consolidation dans le secteur ? « Je pense que les clients sont différents partout. Nous sommes un authentique grand magasin suisse, desservant une clientèle suisse. Les touristes ne représentent que 8 % de notre chiffre d’affaires. Notre équipe d’achats est basée en Suisse et nous adaptons notre assortiment à notre clientèle locale. Car même en Suisse, on observe de nettes différences. On y parle quatre langues, et la partie germanophone paraît parfois appartenir à un autre pays que la région francophone par exemple. Les Suisses apprécient ce caractère local. Ils sont fiers de leur patrimoine, de leurs villes, de leurs magasins… »
Le CEO a-t-il encore un bon conseil à donner ? « J’ai envie de dire qu’il faut toujours accorder la priorité à la qualité. Transiger sur la qualité est un pari très risqué. Je pense aussi qu’il faut se mettre au service de tous les clients. Lorsqu’un client entre dans le magasin, vous ne pouvez pas savoir s’il est riche ou pauvre. Chaque client mérite le même traitement, qu’il dépense 5 ou 5 000 euros. Souvenez-vous aussi que l’Europe est un très petit continent. Les clients peuvent facilement se rendre à Londres ou à Milan si l’envie leur en prend. » Les collaborateurs jouent donc un rôle capital dans le magasin. « Jelmoli emploie quelque 700 vendeurs qui ont tous pour tâche essentielle de traiter correctement le client. Quand le serveur vous apporte votre tasse de café, son amabilité rejaillit sur l’ensemble du magasin. »
D’où lui vient son amour pour le secteur ? « C’est grâce aux films américains que j’ai découvert l’univers des grands magasins quand j’étais enfant. Les magnifiques images de l’ambiance de Noël sur Fifth Avenue à New York m’ont profondément marqué. Mon magasin favori est sans aucun doute Selfridges. J’aime aussi beaucoup Le Bon Marché. Je trouve ces deux exemples très inspirants. Je visite personnellement régulièrement les grands magasins étrangers : deux fois par an, je me rends à Londres, Paris et Milan. Ces villes sont culturellement assez proches de nous. Les grands magasins américains sont très impressionnants, mais ce qui fonctionne pour les shoppers outre-Atlantique ne convient pas forcément aux clients de Jelmoli. »
Présence à l’aéroport
Jelmoli existe depuis 1833 et a donc franchi le cap des 185 ans. Le fondateur Peter Jelmoli-Ciolina eut l’idée d’ouvrir un grand magasin proposant des prix bas fixes, où le marchandage était interdit. Son entreprise remporta un vif succès et déménagea en 1899 vers son emplacement actuel sur la Bahnhofstrasse. À l’image du Bon Marché et de Selfridges, Jelmoli tenait à offrir des produits du monde entier dans son magasin. À cette époque, il livrait déjà à domicile, en voiture à cheval.
Le grand magasin connut une forte croissance dans les années 50 et 60, le parc de magasins passant rapidement de 1 à 65 emplacements. Dans les années 70 et 80, ils fermèrent tous leurs portes à l’exception du magasin de Zurich. « Les autres villes suisses sont trop petites pour justifier la présence d’un véritable grand magasin de luxe. »
De nos jours, Jelmoli appartient à la société immobilière Swiss Prime Site. Le grand magasin a fait l’objet d’un repositionnement sous le nom ‘The House of Brands’ et mène actuellement une stratégie résolument premium. « Nous avons investi dans le bâtiment, avons constitué un solide portefeuille de grandes marques et mettons davantage l’accent sur les services et l’innovation. Il y a selon nous davantage de débouchés sur le haut du marché que sur le segment milieu de gamme », explique Savastano.
L’expansion est aujourd’hui à nouveau à l’ordre du jour. Non sous la forme d’un autre grand magasin, mais bien d’un vaste Lifestyle House de 1 600 m² et d’un Sports House de 700 m² au sein de The Circle, un ambitieux complexe construit à l’aéroport de Zurich, regroupant retail, bureaux, bâtiments universitaires, centre de congrès et infrastructure de loisir. « C’est l’occasion idéale pour nous de transposer le meilleur de notre offre à l’aéroport. Le passage y est énorme, avec 30 millions de passagers par an. Le nouveau complexe est appelé à devenir une ville en soi et, facteur important, les magasins y seront aussi ouverts le dimanche, ce qui n’est pas autorisé dans le centre-ville… Nous planifions des magasins luxueux proposant des marques premium qui feront la part belle au volet digital, sur l’exemple de Nordstrom. Nous en profiterons également pour relancer notre webshop. Notre présence sur ce site va sans aucun doute grandement contribuer à améliorer notre notoriété. »
À propos du projet
Avec la série d’interviews ‘A Love for Department Stores’ (Un amour pour les grands magasins), l’expert Erik Van Heuven et le journaliste Stefan Van Rompaey (RetailDetail) explorent le monde des grands magasins. Des discussions avec des investisseurs et des gestionnaires internationaux identifieront les défis et les opportunités pour ce secteur de détail. À l’ère numérique, les grands magasins ne sont en aucun cas un vestige du passé, mais l’exemple par excellence de la dimension ludique du retail. Les interviews apparaîtront sur les sites RetailDetail dans les mois à venir, dans RetailDetail Magazine, et aboutiront à un livre sur l’histoire et l’avenir des grands magasins en Europe.
En tant qu’ancien dirigeant de Galeria Inno et de Karstadt, entre autres, Erik Van Heuven connaît parfaitement le secteur. En tant que rédacteur en chef de StoreCheck et de RetailDetail, Stefan Van Rompaey suit les développements dans le secteur du commerce de détail depuis des décennies