La combinaison d’une crise des coûts sans précédent, d’une concurrence féroce sur les prix et d’un consommateur capricieux a fait craquer de toutes parts les chaînes de supermarchés. Y a-t-il vraiment des gagnants sur le difficile marché belge de la distribution alimentaire ?
La guerre fait rage dans les rayons
Notre mémoire est parfois courte, mais ne vous y trompez pas : ce n’est pas (seulement) la guerre en Ukraine qui a poussé les prix des denrées alimentaires à des niveaux inédits. Ces hausses de prix battaient déjà leur plein en 2021, alors que les fabricants de marques et les détaillants alimentaires se livraient déjà une guerre féroce, notamment à coups de delistings.
Une tendance qui s’est poursuivie en 2022 : en février, Jan Boone, PDG de Lotus Bakeries, s’était exprimé sans détour : « Les supermarchés doivent accepter nos hausses de prix, faute de quoi nous cesserons les livraisons. » Des déclarations qui ont suscité des réactions, notamment celle de Frans Muller d’Ahold Delhaize : avec leurs marges de 15 % et plus, les fournisseurs doivent aussi contribuer. Delhaize a rapidement éliminé tous les produits Danone de ses rayons et, un peu plus tard, ceux de Beiersdorf et de Colgate-Palmolive. Du jamais vu. Des circonstances exceptionnelles appellent-elles à des mesures exceptionnelles ?
Dans d’autres pays, cette guerre des rayons était encore plus intense, en particulier en Allemagne, sous l’impulsion du leader du marché Edeka qui est parvenu à rassembler une liste de plus en plus intéressante de détaillants dans son alliance d’achat Epic Partners, menaçant de grandes multinationales comme Coca-Cola et Mars.
Dialogues de sourds en coulisses
Parallèlement, en coulisses, les fabricants de marques et les détaillants européens ont défendu leurs positions avec un lobbying particulièrement intense. EuroCommerce a triomphalement brandi une vaste étude réalisée par l’école de commerce INSEAD, censée démontrer que les groupements d’achat réduisent les prix à la consommation. Une étude qui a ensuite été minutieusement décortiquée par l’association de marques AIM : les alliances de détaillants sont des sentinelles qui exigent simplement un droit d’entrée plutôt que de réellement acheter conjointement.
Les détaillants alimentaires ont alors brandi l’argument des restrictions territoriales d’approvisionnement, une tactique de fragmentation que les fabricants appliquent dans l’UE qui oblige les consommateurs à payer plus cher dans certains pays que dans d’autres, alors que les coûts de production sont à peu près équivalents pour chaque marché. Un dialogue de sourds retentissant dans l’espoir d’avoir l’oreille de la Commission européenne.
Désarroi
La frustration des détaillants n’est pas totalement infondée : alors que la combinaison d’une inflation élevée et d’une faible confiance des consommateurs a porté un coup dur aux supermarchés dans toute l’Europe, les grandes multinationales ont tour à tour publié d’excellents chiffres trimestriels. Des chiffres toujours accompagnés d’un avertissement, certes, mais qui ont surpris les détaillants alimentaires qui luttent pour chaque petit pourcent et voient leur chiffre d’affaires dégringoler.
Pour les fournisseurs locaux, cependant, le désarroi est grand : ils ne disposent pas du pouvoir de négociation des multinationales et sont à bout de souffle alors que les supermarchés continuent de refuser les augmentations de prix. Même du côté des commerçants indépendants, la menace de l’hécatombe plane, craignent les fédérations professionnelles. Ils ne disposent pas des amortisseurs financiers nécessaires pour affronter la crise énergétique. De nombreux supermarchés se retrouvent maintenant dans le rouge.
Les combattants des prix ont la vie dure
En principe, l’inflation devrait profiter aux discounters : si les consommateurs se soucient des prix, ils sont plus susceptibles de retourner chez le discounter. Mais 2022 a montré une image plus nuancée. Selon les chiffres officieux qui nous ont été communiqués (les chiffres officiels n’étant pas destinés à être publiés), Aldi et Lidl gagnent effectivement des parts de marché, tandis que les marques de distributeur voient également leurs ventes augmenter. Pour Lidl, cependant, la croissance a un prix élevé : le détaillant a enregistré un déficit d’environ 50 millions d’euros en Belgique l’année dernière. Une perte record exceptionnelle, alors que le hard discounter réalise des bénéfices dans tous les autres pays.
Aldi, pour sa part, a dû se réinventer avec un nouveau slogan, a publié son folder numérique sur les cartons de lait, a ouvert un magasin sans caisses à Utrecht et mise sur l’expansion à Bruxelles avec une version compacte de son format de magasin. Le détaillant Fairtrade de l’année soigne ses relations publiques, mais abandonne le Danemark et voit son partenaire Renmans en difficulté.
Et quid de l’ultra-discounter sibérien Mere ? Au bout de quelques mois seulement, il a annoncé après quelques tergiversations la fermeture définitive de son unique magasin belge à Opwijk. Ce nouvel acteur n’a jamais donné l’impression d’être un concurrent sérieux.
Leader du marché en souffrance
Le plus étonnant dans le contexte actuel est l’incapacité de Colruyt à gagner des parts de marché, malgré son statut de plus grand combattant des prix : le leader du marché a pu légèrement redresser la barre après avoir subi des pertes pendant les confinements, mais il est encore loin de son niveau pré-coronavirus. C’est encore bien pire du côté des marges : le détaillant est pris entre une forte inflation et une concurrence féroce sur les prix. Une situation impossible dont il est difficile de se sortir lorsqu’on est tenu par la garantie des meilleurs prix. Outre surveiller les coûts d’encore plus près et espérer que le vent tourne, l’entreprise ne semble pas avoir beaucoup d’autres options pour le moment.
Un constat douloureux, car Colruyt reste évidemment le joyau de la distribution belge, et les initiatives prometteuses n’ont pas manqué : le détaillant a franchi la barre des 250 magasins, a lancé un programme d’épargne durable dans l’application Xtra, a finalement sauté le pas de la livraison à domicile avec le service de courses Collect&Go et a même testé un véhicule de livraison sans conducteur. Le magasin sans caisses Okay Direct à Gand a remporté le prix Mercure pour l’innovation la plus forte dans le domaine du commerce. Le marché d’expérience CRU, certes déficitaire, a ouvert une magnifique quatrième succursale à Schepdael. Et le permis pour construire sa ferme marine a enfin été octroyé. Pourtant, il semble que Colruyt doive de toute urgence trouver autre chose. Mais quoi ?
La fin d’une icône
La disparition définitive d’une véritable icône de la distribution est encore plus douloureuse. Après des années, et même de décennies, de mauvaise gestion, la longue agonie de Makro en Belgique touche à sa fin. Heureusement, des repreneurs viables se sont présentés pour les magasins du grossiste en restauration Metro : Sligro et Van Zon promettent à nouveau un bel avenir à une partie des employés.
La possibilité que les groupes d’investissement quelque peu obscurs qui avaient initialement acquis Makro Cash & Carry Belgium se dirigeaient vers un scénario similaire à celui de Blokker a rapidement été confirmée lorsqu’ils ont demandé, dès le mois de septembre, la protection contre les créanciers. Si cette protection était valable jusqu’au 14 janvier, Makro baissera définitivement le rideau fin décembre. Une dernière question se pose : faillite ou liquidation ? Des analyses a posteriori confirment pour la énième fois que la débâcle était parfaitement prévisible et qu’il n’y avait plus rien à faire pour Makro. Information plus inquiétante : d’autres détaillants sont également en danger.
Un retournement de situation ?
Et l’un de ces détaillants n’est autre que Carrefour. Le fier partenaire des Diables rouges n’a pas été chanceux à la Coupe du monde, mais il a eu droit à un transfert au sommet : le retour triomphal de Geoffroy Gersdorff comme le premier Belge en vingt ans à la tête de Carrefour Belgique a été salué tant par les alliés que par les ennemis. Et il n’est pas resté les bras croisés : le comité exécutif a été réorganisé, un processus notamment marqué par le départ d’une autre figure emblématique du commerce de détail, Hilde Decadt. Les premiers résultats sont déjà là : depuis le troisième trimestre, le détaillant a renoué avec la croissance en Belgique. Et ce malgré une boutique en ligne chancelante. Ça promet.
À la fin de l’année, Carrefour se séparera définitivement de son partenaire franchisé Mestdagh, qui a en effet été repris par Intermarché. Avec son lot de questions en suspens : les employés du magasin sont inquiets. Quel statut auront-ils au sein de l’organisation franchisée ? Faute d’informations claires jusqu’à présent, des grèves spontanées ont déjà éclaté. Guillaume Beuscart, qui avait déjà orchestré une importante réorganisation à Gosselies en 2018, revient pour guider les Mousquetaires dans cet exercice vaste et complexe.
Delhaize et Delhaize
Les observateurs s’interrogent profondément sur la politique du groupe Louis Delhaize dans notre pays. Cora rénove ses hypermarchés et le tout nouveau concept de magasin Louis Delhaize Open Market doit nous faire oublier Match. Mais les plans initialement ambitieux ont depuis été revus à la baisse, le détaillant fermant et vendant des magasins pour assainir son réseau. La famille Bouriez, propriétaire, ne semble pas (encore) vouloir abandonner, mais elle ne peut pas non plus continuer à jouer la mule financière. Il faudra des résultats.
Il en va de même pour Delhaize, l’élément le plus faible du groupe Ahold Delhaize. Le PDG, Frans Muller, semble généralement protéger sa filiale belge : il s’agit tout simplement du marché le plus difficile de toute l’Europe, et en tant que supermarché de qualité, le détaillant occupe une position difficile en période d’inflation. La campagne des P’tits Lions, la version locale des Prijsfavorieten (« Prix préférés ») d’Albert Heijn, a fait un tabac. Le programme de fidélité SuperPlus a été modifié (« optimisé ») et le détaillant est passé à la vitesse supérieure en ligne. L’un des moments forts a été l’ouverture d’une usine de mise en bouteille de vin flambant neuve et à la pointe de la technologie. Mais sur le plan de la part de marché et des marges, le groupe doit faire mieux. Delhaize devra également réaliser des économies, et les syndicats ont déjà tiré quelques coups de semonce l’année dernière… Par ailleurs, la grande question est de savoir si d’autres affiliés Delhaize pourront ouvrir des magasins Albert Heijn. Aucun doute, ils trépignent d’impatience…
Des failles dans la success story
La machine bien huilée qu’est Albert Heijn a continué à avancer l’année dernière, avec neuf ouvertures de magasins, portant le total de magasins à 74. Le groupe mise sur les magasins franchisés : la stratégie d’expansion logique, a déclaré le PDG Raf Van den Heuvel lors d’un entretien avec RetailDetail. La zone de livraison a été élargie : également sur le lieu de travail, d’ailleurs. Outre une discussion avec les syndicats au sujet de l’extension des heures d’ouverture le dimanche, Albert Heijn a réalisé un parcours sans faute.
On ne peut pas en dire autant de son rival Jumbo : dire que des failles sont apparues dans sa success story est un euphémisme. Sur le plan de l’expansion, les résultats sont plutôt bons : dix ouvertures de magasins, portant le total de magasins à 27. L’année a également commencé par une belle acquisition : quatre autres supermarchés Alvo. Mais pour le reste, l’année n’a pas été un long fleuve tranquille. La vaste réforme, pour ne pas dire assainissement, du conseil d’administration et du comité exécutif pour préparer l’entreprise à affronter l’avenir semblait initialement renforcer la position de Frits van Eerd. Jusqu’à ce qu’il s’attire des ennuis. La probabilité que le PDG fasse son retour après son arrestation comme suspect dans une importante affaire de blanchiment d’argent semble extrêmement mince. Et c’est une mauvaise nouvelle pour le détaillant : van Eerd était en effet le visage et le moteur de l’entreprise. L’ancien directeur financier, Ton van Veen, a beaucoup de morceaux à recoller. La famille a également récemment perdu le fondateur, Karel van Eerd.
La désillusion
Comme si cela ne suffisait pas, Jumbo a vu son partenaire de livraison Gorillas, dans lequel il avait même pris une participation financière, en difficulté. D’abord une restructuration, puis une reprise à moitié prix par son concurrent Getir, également déficitaire : 2022 a été l’année de la désillusion pour les sociétés de livraison rapide. Un modèle économique d’avance voué à l’échec ? Le fait est que seules les sociétés de livraison de repas « traditionnelles » telles que Deliveroo et Just Eat Takeaway ont réussi, non sans peine, à plus ou moins maintenir le cap, notamment grâce à des partenariats avec de grandes chaînes de supermarchés.
Les choses ont cependant bougé dans le paysage de l’e-commerce : deux nouveaux « pure players » ont émergé. Picnic boude la Belgique pour l’instant, mais la société hollandaise Crisp nourrit de grandes ambitions : elle veut conquérir la Flandre, avec le soutien de la cheffe Sofie Dumont et un budget marketing conséquent. Les premiers résultats seraient encourageants. Le lancement du supermarché en ligne flamand Rayon, qui dessert d’emblée l’ensemble du pays, semblait beaucoup plus modeste. Toutefois, cette initiative du spécialiste des boîtes repas Smartmat peut compter sur le soutien financier et l’expertise de Colruyt Group. Le marché en ligne bruxellois eFarmz fait quant à lui ses premiers pas en Flandre. Ça va secouer…
Quitte ou double
Pour terminer : que nous réserve l’année 2023 ? La tempête parfaite va-t-elle finalement arriver ? Un bouleversement a déjà souvent été prédit. Jusqu’à présent, de nombreuses entreprises ont pu s’abriter sous des mesures de protection gouvernementales. Mais pour combien de temps encore ? Les factures d’énergie explosent, les coûts salariaux s’envolent, les prix peuvent à peine augmenter et les réserves s’épuisent. Selon Graydoncreditsafe, spécialiste des données financières, près de la moitié des supermarchés sont en danger. Ils ont besoin de liquidités pour survivre.
On peut supposer que tous ne les obtiendront pas. Cela pourrait déclencher une vague de consolidation dans le secteur de la distribution alimentaire, car certaines entreprises conservent bien sûr suffisamment de liquidités. Pour beaucoup, l’année 2023 sera quitte ou double. Bon courage !