Si la crise du coronavirus a renforcé certaines tendances de consommation dans le secteur des produits de grande consommation, elle a également interrompu ou réorienté certaines évolutions. Santé, commodité, e-commerce, concurrence par les prix, conditions de marché : rien n’est plus comme avant.
Se concentrer sur l’essentiel
« Life is what happens to you while you’re busy making other plans », comme le chantait John Lennon (pour les puristes : les paroles sont en réalité celles du scénariste américain de bandes dessinées Allen Saunders). De fait : au terme des dix premières semaines de la nouvelle année, tous les business plans étaient déjà bons à jeter. Le virus a tout changé. La grande question est devenue : qu’est-ce qui est essentiel ? Quels déplacements, quels magasins, quels produits ? Les détaillants ont dû faire des choix logistiques pendant les confinements : ils n’étaient pas préparés au comportement de thésaurisation, ni à la croissance de 8 à 10% du chiffre d’affaires générée par la fermeture de l’horeca et le télétravail. S’en sont suivis des rayons dévalisés et des conflits sociaux à cause d’une pression de travail excessive. Le commerce électronique n’a pas pu apporter la solution : un énorme pic de la demande a entraîné de longs délais d’attente, quand bien même il restait des créneaux de commande. Une occasion manquée.
Les détaillants alimentaires et les fabricants ont donc été contraints de revoir leurs activités. Les mots d’ordre : moins d’UGS, priorité à l’essentiel, priorité à la croissance, priorité à la rentabilité. C’est ce qui s’est notamment passé cette année chez Mondelez, qui veut réduire le nombre de UGS de 25%, ou chez Coca-Cola, qui ne commercialise plus la marque de thé glacé bio Honest, qui a décidé de réduire de moitié le nombre de marques dans le monde entier et qui a également supprimé des emplois en Belgique. Ou encore chez Danone, qui a vendu sa participation dans Yakult pour libérer des ressources pour d’autres priorités. Comme beaucoup de fabricants de produits alimentaires, le géant laitier souffre de l’effondrement du canal de la restauration et doit se réorganiser pour renouer avec la croissance. L’assainissement était également au menu chez les autres enseignes laitières Milcobel et FrieslandCampina.
Sain, biologique, végan
Une tendance qui s’est indéniablement renforcée et accélérée : l’intérêt croissant pour la santé et le bien-être. Une alimentation saine renforce le système immunitaire, après tout, et nombreux ont été ceux qui ont accumulé les corona-kilos. Une tendance sur laquelle Foodmaker, entre autres, a su jouer intelligemment : la chaîne de restaurants sains a su se réinventer malgré les coups durs et sa stratégie a porté ses fruits.
La croissance du bio a été remarquable, et cette fois-ci aussi en Flandre, qui avait pris du retard ces dernières années. Plus étonnant encore, les détaillants spécialisés dans les produits bio ont repris des parts de marché aux grandes chaînes de supermarchés. L’année a été bonne pour Färm, Sequoia, The Barn, eFarmz, Greenweez et les autres. Et ce malgré le grand rattrapage de Carrefour, qui a récemment intégré la chaîne française Bio C’ Bon, qui compte également quelques magasins en Belgique. La consolidation vient également du Nord, suite à l’acquisition d’ Origin’O par Ekoplaza, qui a ouvert son premier magasin en Belgique, à Alsemberg.
Le Nutri-Score était un sujet récurrent tout au long de l’année, et ce dans toute l’Europe. Mais aussi un sujet controversé : tous les grands fabricants n’y sont pas favorables, et le fait que Delhaize le revendique si résolument peut potentiellement déranger ses concurrents.
Autre surprise : le véganisme devient un facteur de différenciation. Certes, c’est une petite niche, mais c’est aussi un intéressant groupe cible de jeunes consommateurs motivés qui sont prêts à changer de magasin pour une meilleure offre et à y mettre le prix. Albert Heijn et Delhaize s’y sont le plus investis. Tout comme certains fabricants de grandes marques : Nestlé investit massivement dans l’élaboration d’alternatives aux produits laitiers et Unilever annonce une révolution végétale. Une contre-offensive européenne du lobby de la viande s’est avérée infructueuse, mais le lobby des produits laitiers a été plus influent. Mais cela va-t-il plus loin que des luttes de second plan ?
Cuisines fantômes
La commodité, encore une autre tendance fondamentale des dernières décennies, a été redéfinie par le coronavirus. Si les gens restent chez eux, les formules « on the go » ne sont pas une option. En raison de la baisse de fréquentation, les magasins urbains sont davantage en difficulté. Exemple éloquent, celui de Fresh Atelier : Delhaize a décidé d’arrêter la formule à succès. C’était un beau concept, mais le « point de collecte urbain » ne semble pas (encore) fonctionner en Belgique comme en France, et l’offre de cette formule s’est avérée insuffisante pour être rentable.
Les gens se déplaçant moins, la commodité doit venir jusqu’à eux. Trimestre après trimestre, HelloFresh a publié des chiffres de croissance vertigineux. Et un secteur de l’horeca qui se réinvente marche davantage sur les plates-bandes du supermarché. « Cuisine fantôme » était un bon candidat pour devenir le « mot de l’année ». La plus grande cuisine fantôme du pays reste Casper, avec désormais quatre établissements et un partenariat fructueux avec Pascale Naessens. Les détaillants prennent conscience du potentiel et testent aussi les services de repas : Colruyt a lancé la cuisine fantôme Rose Mary et a été rapidement suivi par Delhaize, en partenariat avec Tastyoo.
La livraison remplace la collecte
Si même un adversaire de la trempe de Jef Colruyt reconnait que la livraison des courses à domicile est l’avenir, c’est qu’il se passe vraiment quelque chose. La livraison a remplacé la collecte. De préférence en vélo, bien sûr, puisque c’est durable. Carrefour étend donc son service de personal shopper Shipto à d’ autres villes et conclut parallèlement un partenariat avec Uber Eats, tout comme les concurrents chez Cora. Et même les fabricants veulent se lancer dans les livraisons : Kraft Heinz livre des repas frais à domicile.
Mais 2020 était-elle vraiment l’année de l’essor des courses en ligne ? Dans nos pays voisins, certainement : la part de marché est maintenant de 6,7% aux Pays-Bas, de plus de 8% en France et déjà de 14% au Royaume-Uni. Impressionnant. Le problème en Belgique, c’est la capacité : les détaillants n’étaient pas préparés à cette croissance explosive et les nouveaux centres de distribution ne se construisent pas en quelques semaines. Mais Ahold Delhaize a annoncé des investissements, Colruyt construit un nouveau centre de distribution e-commerce, Carrefour Belgique entame un important projet européen de e-commerce pour le groupe. La croissance du e-commerce reste malgré tout préoccupante : les systèmes « click & collect » et les livraisons à domicile sont notamment structurellement moins rentables que la vente au détail, voire souvent déficitaires. Comment s’en sortir avec le modèle commercial du commerce électronique ? La rentabilité devra probablement provenir des économies d’échelle, de l’automatisation, de la facturation des coûts réels de livraison et du développement continu des applications et des boutiques en ligne en tant que plateformes de communication payantes pour les marques.
Concurrence
Le coronavirus a-t-il modifié les relations de force dans la distribution alimentaire ? L’annonce que le leader du marché, Colruyt, a pour la première fois depuis longtemps perdu des parts de marché pendant le premier confinement, alors que Delhaize et Carrefour en ont gagné, donne matière à réfléchir. Plus que jamais, les consommateurs redécouvrent le magasin de proximité, un segment dans lequel le discounter de Halle est moins bien positionné. Ce qui est peut-être sous-estimé, c’est la forte proportion de clients (semi-)professionnels chez Colruyt : magasins de nuit, petites entreprises horeca, associations, clubs sportifs…. Ce chiffre d’affaires a chuté à cause des confinements. Sans compter la crainte des longues files d’attente et de la surfréquentation dans les allées étroites des magasins. Et il faut le dire : à plus long terme, la démographie n’est pas à l’avantage des magasins Colruyt aux prix les plus bas : ceux-ci préfèrent cibler les gros achats des ménages, mais la tendance est aux petits ménages qui vivent dans des logements plus petits et n’amassent donc pas de gros stocks. Au cours du premier semestre de son exercice financier 2020/21, Colruyt a à nouveau cédé des parts de marché. Cette tendance négative sera-t-elle rapidement inversée ?
En revanche, Carrefour a su redresser la barre. Le détaillant lance de nombreuses nouvelles initiatives, comme le relooking de ses marques propres, également avec la nouvelle marque économique Simpl. Et il ne s’est pas arrêté là : nouvelle application, nouveau magazine client, espaces Décathlon, baisses de prix… François-Melchior de Polignac, à nouveau aux commandes depuis le début de l’année, enflamme ses troupes. Et le PDG du groupe, Alexandre Bompard, a mis tout le monde d’accord avec son programme Act for Food. Chez Delhaize, Xavier Piesvaux a résolument mis l’accent sur un récit qui semble fonctionner. Exemple probant, le lancement du programme de fidélité intelligent SuperPlus, qui récompense les achats sains.
Valeur sûre
Parmi les hard discounters, Aldi s’est distingué par un marketing innovant. Le détaillant ne pouvant plus vraiment miser sur l’expansion pour se développer et ayant déjà la plus forte pénétration dans le secteur, il doit encourager les clients occasionnels à acheter plus et plus souvent. Avec une campagne télévisée, par exemple, qui rassurait les acheteurs sur leur ticket de caisse. La gamme a été élargie et inclut désormais de la viande fraîche et des fruits et légumes en vrac. Le concurrent Lidl a continué à se concentrer sur l’expansion et a récemment surpris ses alliés et ses ennemis avec un nouveau concept de magasin encore plus centré sur l’inspiration et l’expérience.
Les Hollandais ne sont pas non plus restés les bras croisés. Albert Heijn compte 58 magasins et est devenu une valeur sûre : le fait que Colruyt ait ajusté sa politique de prix pour répondre aux réductions des prix chez AH à l’échelle nationale parle de lui-même. La complémentarité entre Albert Heijn et Delhaize est particulièrement frappante. Les partenaires de fusion ne craignent plus les conflits de voisinage, comme ils le démontrent à Leeuw-Saint-Pierre et à Willebroek où, pour la première fois, un franchisé de Delhaize est autorisé exploiter la marque sœur. Le partage des rôles est clair : Albert Heijn est le combattant des prix qui s’adresse à un public plus jeune et plus diversifié, Delhaize mise sur la santé, la qualité et la durabilité.
Perception des prix
Chez Jumbo, l’expansion est difficile : le détaillant pointe du doigt la crise du coronavirus, mais peut-être a-t-il aussi sous-estimé la lenteur des procédures d’autorisation (avec des protestations récurrentes du voisinage). Un an après les débuts à Pelt, il semble que ces beaux magasins soient au goût des consommateurs, mais qu’ils ne représentent pas encore une menace pour les concurrents. Le fait est que les deux chaînes hollandaises placent la barre plus haut pour l’ensemble du secteur avec leurs nouveaux magasins agréables et leurs assortiments surprenants.
Stimulent-ils également la concurrence par les prix ? Cette année a été difficile : depuis l’interdiction temporaire des promotions lors du premier confinement, le niveau des prix en Belgique semble être plus élevé qu’auparavant, malgré l’abolition de cette mesure entre-temps. Cela nuit surtout à la perception des prix chez le suiveur de prix Colruyt. Ce sujet est donc sur la table des négociations en cours : si les fabricants soutiennent une augmentation des tarifs pour compenser les coûts croissants du coronavirus, les détaillants ne veulent rien savoir. Reste à voir si cela entraînera des confrontations de front. Les observateurs cherchent également à savoir si la nomination de Dirk Depoorter de Colruyt au sein de l’alliance de détail Agecore pourrait changer le cours des choses, après une série de conflits ouverts avec les fabricants de marques, dont Coca-Cola est la dernière victime en date.
Feuilletons
Et enfin des nouvelles diverses qui sont parfois passées à la trappe à cause de la focalisation sur ce virus. Le mouvement Black Lives Matter s’est immiscé dans le paysage des supermarchés, maintenant que Uncle Ben’s s’appelle Ben’s Original, après les foudres que s’est attirée la marque, accusée de stéréotypes raciaux. Le feuilleton de l’année a été le parcours de Greenyard, qui n’a pas baissé les bras après une année antérieure catastrophique et qui a progressivement remonté la pente grâce à la mise en œuvre d’un plan de redressement efficace, qui a coûté une partie de son empire à l’entrepreneur Hein Deprez.
Des rumeurs grandissantes sur une méga fusion imminente entre Aldi Nord et Aldi Süd n’ont cessé de fredonner à intervalles réguliers. Quoi qu’il en soit, les deux discounters ont déjà harmonisé leur gamme de marques propres. Que le début ? Les ambitions d’Amazon en matière de commerce de détail alimentaire sont également toujours à l’ordre du jour, comme en témoigne l’ouverture de nouveaux concepts de supermarchés dotés de technologies innovantes. De plus, le géant du commerce électronique a désormais compris l’importance d’une gamme accessible à des prix compétitifs et, avec l’enseigne Fresh, il cible le marché moyen.
Toujours des tensions chez Makro, qui doit réduire ses coûts pour survivre , mais qui impose ainsi une pression considérable sur ses employés en ces temps difficiles. Le détaillant peut-il inverser la tendance ? Après de longues discussions, Unilever a finalement décidé de déménager à Londres.
Dans un avenir proche, on attend d’une part impatiemment la fin de l’épidémie de coronavirus et, d’autre part, on attend dans l’angoisse de connaître l’impact réel du Brexit sur le commerce de détail et sur notre industrie alimentaire qui exporte beaucoup outre-Manche. Nous suivrons l’affaire de près en 2021.