Les grands retailers mainstream ne trouvent pas de réponse satisfaisante à la force de frappe des hard discounters. Les multinationales voient leurs marques reculer en valeur : les MDD sont à l’origine d’une véritable révolution, affirme l’expert Koen de Jong d’IPLC.
Encore de la place pour les marques ?
Les marques de distributeur détiennent une part de 31,7 % du chiffre d’affaires des supermarchés belges, contre 27,4 % aux Pays-Bas. Rien n’indique que ces pourcentages baisseront dans un avenir proche, bien au contraire. L’offre de MDD gagne en raffinement et s’étend à un éventail toujours plus large de catégories. Pour les consommateurs, la différence entre marques nationales et marques de distributeur n’est pas pertinente, observe Koen de Jong, managing partner au sein du cabinet de conseil International Private Label Consult (IPLC). Le fil conducteur de son quatrième ouvrage, The Private Label Revolution, est le fort impact qu’ont les hard discounters sur la stratégie MDD des grands retailers d’une part et sur les fabricants de marques d’autre part. Nous lui avons demandé quelques éclaircissements.
La montée en puissance des marques de distributeur ne semble pas près de s’arrêter. Les grandes marques doivent-elles se sentir menacées ?
« Les grandes marques nationales perdent du terrain du fait de la lenteur de leurs processus d’innovation, face à des retailers beaucoup plus réactifs. On est donc en droit de se demander où tout cela va mener. Kraft Heinz a par exemple accusé une grosse perte de valeur sur certaines de ses plus grandes marques. Cette entreprise est dirigée par des financiers qui ont perdu le consommateur de vue. L’impact des marques propres se renforce aussi en ligne. Suite au lancement d’une MDD d’alimentation animale, Amazon a engrangé en un an un chiffre d’affaires de 200 millions de dollars. L’entreprise s’est ainsi d’emblée classée dans le top 20 mondial. Cela ne doit quand même pas être très rassurant pour des producteurs tels que Mars ou Nestlé… Il y a certainement encore de la place pour les marques, mais elles seront moins nombreuses, et leur part de marché va diminuer. »
De toute évidence, ce sont les hard discounters qui dictent aujourd’hui les règles du jeu. Leur modèle d’affaires est-il si difficile à contrer ?
« La ‘supermarchification’ des hard discounters crée d’énormes tensions sur le marché. Aldi et Lidl proposent une qualité exceptionnellement élevée à des prix très bas et mettent ainsi leurs concurrents bien établis sous pression. Au Royaume-Uni, les ‘big four’ ont perdu pas moins de 7 % de part de marché ces cinq dernières années ! Il est dès lors intéressant d’examiner de plus près les stratégies mises en œuvre par les grandes chaînes pour se défendre. Prenez l’exemple de Tesco : ce retailer a décidé de réduire son assortiment de 20 à 30 % et d’élargir l’offre de marques propres. La chaîne a remplacé la marque budget de piètre qualité ‘Everyday Value’ par des centaines de produits bon marché sous différentes marques, tandis qu’aux rayons frais, les Tesco Farm Brands ont fait leur apparition avec l’ambition d’égaler le niveau de prix et de qualité des hard discounters. Mais le fossé reste significatif. Les hard discounters offrent vraiment une qualité équivalente à celle des marques A. Tous les tests le prouvent : il n’est pas possible de les distinguer. Cette ‘magie du discount’ s’explique par des taux de rotation extrêmement élevés, qui permettent à Aldi et Lidl d’exiger à la fois une qualité très élevée et des conditions extrêmement avantageuses à leurs fournisseurs. »
Stratégie imparable
En rehaussant leur positionnement sur le marché, les hard discounters ne risquent-ils pas de créer de la place pour des casseurs de prix encore plus agressifs ?
« Ils sont selon moi très conscients de leur positionnement. Je pense qu’ils gardent la tête froide et font très attention à ne pas s’engager trop loin vers le segment milieu de gamme. Leur stratégie est en outre pratiquement imparable. Leur succès repose sur une sélection d’environ 1 000 produits de base de haute qualité à des prix plancher. Celle-ci est complétée par des actions in/out qui créent la surprise et l’enthousiasme. Ils génèrent des marges grâce à leur assortiment festif, aux articles bio et fairtrade, aux thèmes nationaux… Tout cela est très bien pensé. Je ne vois donc pas beaucoup d’opportunités pour de nouveaux entrants. Prenez la tentative du discounter russe Torgservis de pénétrer le marché allemand sous le nom Mere : ils n’ont pas les volumes, ne connaissent pas le marché… Ce projet risque selon moi de tourner court. Le discount est une affaire d’ADN. Jack’s, la nouvelle chaîne discount de Tesco, est selon moi aussi vouée à l’échec… »
Le livre illustre bien la manière dont les discounters organisent leurs actions selon le thème d’un pays par exemple. Est-ce caractéristique de l’efficacité de leur stratégie ?
« Notre partenaire IPLC au Portugal, Robertus Lombert, a travaillé pendant douze ans pour Lidl et connaît donc la maison comme sa poche. Il explique très bien la simplicité de la démarche. En Grèce par exemple, le retailer sélectionne parmi son assortiment régulier des produits potentiellement intéressants d’un point de vue international. Le bureau d’achat centralisé compose alors un assortiment standard dans lequel chaque pays peut choisir les références qui leur semblent les plus adaptées, avec une estimation des volumes. Les commandes sont centralisées, les emballages sont adaptés – avec la même photo de produit partout – et les quantités vendues sont ultérieurement analysées en vue du planning futur. Comme il s’agit de produits existants, le retailer ne doit pas rédiger de nouveaux cahiers des charges ni négocier les spécifications. C’est vraiment du tout cuit. »
Ce qui est frappant, c’est que les hard discounters ne séduisent pas seulement les consommateurs mais aussi les fabricants.
« Les fabricants considèrent Aldi et Lidl comme de bons et fiables partenaires commerciaux. Les volumes sont prévisibles, ils commandent et paient dans les temps, et la collaboration est agréable. Il ressort même de notre enquête sur la relation entre les fournisseurs et les retailers que les fabricants préfèrent traiter avec les hard discounters. Les retailers mainstream se montrent souvent moins conciliants. Dans le livre, nous citons l’exemple d’un fournisseur qui a élaboré une vision de la catégorie révolutionnaire en exclusivité pour un grand distributeur alimentaire. Et devinez un peu ce qu’a fait ce retailer. Il a publié un appel d’offres… Ce n’est pas un partenariat, c’est de l’exploitation. »
Des points de vue tranchés
Quels sont les facteurs qui poussent le consommateur à opter pour une marque de distributeur ?
« Nous avons étudié la question. Le prix et la qualité vont de soi, mais nous voyons aussi que la perception de l’image du retailer est un facteur déterminant : dans quelle mesure le shopper fait-il confiance à la chaîne de supermarchés ? Cette image est souvent influencée par des initiatives dans le domaine du bio, du commerce équitable, du bien-être animal, de la durabilité… En Allemagne, les grands retailers osent parfois adopter des points de vue très tranchés et audacieux. Rewe a par exemple lancé l’année dernière la campagne ‘Ja! zu Vielfalt und Toleranz’, un plaidoyer en faveur de la diversité. Edeka a publié une vidéo montrant ce qui se passerait si l’on ne proposait plus que des produits allemands en rayon : les supermarchés seraient pratiquement vides… Même lorsqu’il s’agit d’emballages durables, les retailers sont plus entreprenants que les fabricants de marques. Ils assument leurs responsabilités. »
Les retailers mainstream ajustent leur stratégie en matière de MDD. Un bel exemple est le récent relancement par Ahold Delhaize de l’ancienne marque de chocolat Delicata, tant chez Albert Heijn que chez Delhaize. Cette marque propre, qui ne mentionne pas le nom du retailer, a clairement l’ambition de jouer un rôle dominant dans la catégorie du chocolat. Une tendance ?
« Dans notre jargon, c’est ce que nous appelons des ‘venture brands’. Leur statut de marque propre ne saute pas vraiment aux yeux car le nom du retailer ne figure pas sur l’emballage. Elles fleurissent surtout dans des catégories émotionnelles et sont représentatives de l’approche flexible et aventureuse avec laquelle les retailers tentent de séduire la génération des millenials. Ces consommateurs se détournent en effet des grandes marques. Nous voyons aussi que les retailers commencent à distribuer des marques propres de leurs collègues étrangers. Albert Heijn propose par exemple des produits de la chaîne française de surgelés Picard. Mais les food retailers vendent aussi des marques plus exclusives, comme les pâtes fraîches italiennes Bertagni chez Delhaize. Ces marques exclusives héritent alors du statut de marque propre. En d’autres termes, la définition du concept s’élargit. Une marque tierce peut assumer le rôle de marque propre, au même titre qu’une marque exclusive. »
Il y a beaucoup de chevauchement entre les assortiments de marques de distributeur : de nombreux retailers font en gros la même chose et collaborent avec les mêmes fournisseurs de MDD. Quels sont donc les leviers de différenciation ?
« Il est vrai que l’offre tend à s’uniformiser. Je pense qu’un peu plus de folie ne ferait pas de mal. Lorsque je travaillais comme consultant pour Jumbo, j’ai découvert lors de vacances en Corse une délicieuse confiture de figues aux noix. J’ai proposé à la chaîne de la distribuer sous sa marque propre premium. C’était un produit unique qui a connu un beau succès commercial. Pour le retailer, le risque est limité : il suffit de tenter l’expérience. De mettre le produit en rayon et d’attendre de voir ce qui se passe. Si ça ne marche pas, il n’y a qu’à retirer le produit du rayon. Les grandes marques consacrent parfois des années au développement d’un nouveau produit, alors que les retailers peuvent se montrer beaucoup plus réactifs avec leur approche ‘trial and error’ ».
Initiatives audacieuses
Koen de Jong voit-il actuellement des exemples inspirants sur le plan du développement des marques propres ?
« Auparavant, les regards se tournaient d’office vers le Royaume-Uni, mais aujourd’hui, je suis surtout impressionné par les initiatives audacieuses d’Albert Heijn, surtout dans le frais. Leur offre de plats cuisinés et de fruits et légumes prédécoupés se présente dans des emballages transparents uniquement frappés du logo AH. The product is the hero. L’impression est réduite au minimum dans un souci de durabilité. En Suisse, Coop a lancé avec succès la marque maison végétarienne Karma. Elle surfe sur une tendance actuelle avec un design d’emballage très distinctif. Une belle réussite ! »
Que pense ce connaisseur du marché néerlandais du retail des chances de Jumbo en Belgique ?
« Parmi les retailers qui ont tenté l’aventure de l’expansion internationale, on dénombre plus d’échecs que de succès. C’est un risque. Et pourtant, je me dis : pourquoi pas ? Le niveau de prix reste relativement élevé en Belgique, ce qui va obliger Colruyt à réagir. Par ailleurs, je pense que Colruyt et Jumbo feraient bon ménage : ce sont deux entreprises familiales menant une stratégie EDLP similaire. »
Le livre The Private Label Revolution de Koen de Jong compte 240 pages et est le fruit de quatre ans de recherche par IPLC. Il est exclusivement disponible en anglais et peut être commandé sur le site Web www.iplc-europe.com.