Alors qu’ils sont peu à peu déclarés propres à la consommation, les insectes pourraient réaliser leur grande percée. Ils constituent en effet une source durable et saine de protéines pour les humains et les animaux. Quel est leur véritable potentiel ?
Un engouement de courte durée
À partir de 2014, hamburgers, nuggets et pâtes à tartiner à base d’insectes ont fait brièvement fureur dans les supermarchés du Benelux. Vous en trouviez chez Delhaize, Albert Heijn et Carrefour. Le spécialiste de l’alimentation naturelle Damhert avait même créé sa propre marque, baptisée Insecta. Dans les réceptions branchées, vous vous voyiez parfois proposer une sauterelle frite à la saveur poivrée pour accompagner le cava. Vers de farine et grillons étaient considérés comme l’avenir de l’alimentation : des sources de protéines, d’énergie, de graisses et de minéraux de grande qualité. Et donc des alternatives durables à la viande.
Mais au bout de deux ans environ, ces produits ont peu à peu disparu des rayons : les ventes n’étaient pas à la hauteur des attentes. « Au début, ils ont eu un certain succès, les gens ont voulu essayer. Nous n’avions pas lésiné sur l’aspect commercial, par exemple en organisant des dégustations. Mais nous n’avons jamais pu séduire le grand public. Ces produits ne se vendent pas, et nous allons par conséquent cesser de les proposer pour l’instant », déclarait Delhaize en 2016. Depuis, c’était le calme plat autour de cette nouvelle catégorie de produits qui n’a jamais tenu ses promesses. Définitivement ?
« Le problème se situe entre les oreilles »
Le principal problème se situait entre les oreilles des consommateurs, affirme une étude dirigée par le professeur Xavier Gellynck de la faculté de bio-ingénierie de l’Université de Gand. Le doctorant Joachim Schouteten a analysé ce qu’un public test de près de cent jeunes Belges pensait d’un hamburger aux insectes et développé à cette fin la Roue EmoSensory, un outil interactif sur lequel il est possible d’indiquer les émotions que suscite chaque produit, mais aussi certaines caractéristiques sensorielles comme l’arrière-goût, la jutosité et la couleur.
« Nos tests ont montré que les jeunes qui ont goûté un burger aux insectes sans aucune information l’ont jugé nettement moins savoureux qu’un hamburger classique à la viande », explique Xavier Gellynck. « Dans le test, ils devaient également indiquer comment ils se sentaient en mangeant un hamburger aux insectes. Les émotions les plus déterminantes ont été la peur et la méfiance. » En outre, les sujets testés ont trouvé le hamburger trop sec par rapport à un hamburger à base de viande.
Étonnamment, le burger aux insectes a obtenu un meilleur score quand les jeunes ont été informés de ce qu’ils mangeaient : un burger contenant 31% de vers de farine. La méfiance diminuait avec l’information. De plus, le public test a trouvé que le burger aux insectes était plus sain qu’un hamburger pure viande : des conclusions importantes pour la commercialisation des aliments à base d’insectes.
Élevages à petite échelle
La consommation d’insectes n’est pas si inhabituelle : selon l’a FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, plus de deux milliards de personnes en mangent régulièrement, principalement en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Plus de 1 900 espèces d’insectes seraient ainsi comestibles. Les insectes les plus couramment consommés sont les coléoptères, les chenilles, les abeilles, les guêpes et les fourmis. Sachez d’ailleurs que même en Occident, nous en mangeons quotidiennement, sans en avoir conscience et sans en souffrir. Car on trouve inévitablement des résidus d’insectes dans la bière, les conserves de fruits ou les épices séchées…
La plupart des insectes consommés sont capturés à l’état sauvage, bien qu’il existe une longue histoire de domestication de certaines espèces – pensez aux abeilles à miel ou aux vers à soie. D’autres insectes sont élevés pour être utilisés dans l’horticulture, comme engrais ou comme prédateurs naturels d’espèces nuisibles. L’idée d’élever des insectes comme source de nourriture pour les humains est cependant assez récente. Mais dans des pays comme le Vietnam ou la Thaïlande, les fermes à grillons ne sont pas rares. Les vers de farine et les sauterelles sont également élevés de cette manière. Il s’agit généralement de petites exploitations familiales : la culture à l’échelle industrielle est encore limitée. Les insectes sont principalement consommés entiers, mais ils peuvent aussi être transformés en farine ou en pâtes pour être utilisés dans des plats. Il est également possible d’en extraire des composants spécifiques comme les protéines, des minéraux ou des vitamines, mais le processus est cher.
Dissimulation
La plupart des Européens considèrent l’entomophagie (mot savant qui désigne le fait de manger des insectes) comme une habitude alimentaire primitive et répugnante. Mais ces habitudes alimentaires sont avant tout un fait culturel. Les Européens ne tolèrent pas que l’on puisse manger du chien dans certaines cultures, par exemple. Même la consommation de viande de cheval (assez courante en Belgique) suscite une forte résistance d’une partie de la population. Il ne sera donc pas évident d’imposer les insectes dans l’alimentation humaine en Occident. Selon les experts, ils peuvent être délicieux : même le célèbre chef René Redzepi, du célèbre restaurant Noma à Copenhague, élu meilleur restaurant du monde à quatre reprises, les a déjà travaillés.
Les insectes pourraient éventuellement trouver grâce aux yeux des consommateurs s’ils sont astucieusement cachés dans des produits séduisants. Un bel exemple est celui de Kriket, une start-up basée à Bruxelles qui propose des barres de céréales à base de grillons, de graines et de noix dans un emballage branché. Le granola de cricket est également au menu. L’entreprise veut populariser les insectes comme une source durable de protéines. Les bestioles sont élevées dans une ferme urbaine durable à Bruxelles et nourries de surplus alimentaires.
Kriket vend ses barres en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, en République tchèque et au Royaume-Uni. Colruyt Group a pris une participation minoritaire dans l’entreprise en 2020. Le retailer apporte non seulement des ressources financières qui seront affectées au développement de nouveaux produits, mais aussi sa connaissance approfondie du marché de la grande consommation. « Je suis convaincu qu’avec l’aide de Colruyt, nous pourrons rendre les grillons aussi normaux que des crevettes ou des scampis d’ici 2030 », affirme le fondateur Michiel Van Meervenne. Attention d’ailleurs : les personnes allergiques aux crustacés doivent également éviter les insectes. Des parents éloignés…
La start-up bruxelloise a également été la première en Europe à obtenir un certificat bio pour un produit à base d’insectes. En principe, les insectes sont pourtant interdits en tant qu’aliments pour l’homme : une directive de l’UE stipule en effet que les nouveaux aliments doivent d’abord être testés par l’EFSA. Certains pays qui ne considéraient pas que cette disposition s’appliquait aux produits animaux, comme la Belgique et les Pays-Bas, ont d’ailleurs été rappelés à l’ordre dans une nouvelle loi de 2018 – il se sont cependant vu accorder une période transitoire. Depuis, l’Europe semble s’être réveillée.
Début 2021, l’EFSA, l’Agence européenne de la sécurité des aliments a donné son feu vert aux vers de farine jaunes : l’espèce a été déclarée propre à la consommation humaine. Ce sont les premiers insectes à recevoir cet honneur. D’autres pourraient suivre. Ce qui donnerait un coup de fouet à l’ensemble du secteur. À Geel, l’Insect Pilot Plant, un site de recherche sur les insectes, est désormais opérationnel. Des chercheurs y testent des applications d’insectes – des vers aux sauterelles – dans des produits alimentaires et de soins personnels.
Animaux pour chat et chien
Mais les aliments pour animaux recèlent sans doute un plus grand potentiel pour les insectes, qui pourraient y constituer une alternative plus durable à la farine de poisson et au soja, par exemple. L’Europe autorise l’utilisation de protéines d’insectes pour la pisciculture depuis 2017. Cette décision a d’ailleurs entraîné une forte croissance : selon l’International Platform of Insects for Food and Feed (IPIFF), la production annuelle de protéines d’insectes atteindra quelque trois millions de tonnes d’ici 2030. Entocycle constitue à cet égard un excellent cas d’école : cette start-up londonienne produit des protéines d’insectes durables pour l’alimentation animale en cultivant des mouches soldats noires à partir de déchets alimentaires de fruits, légumes et marc de café. Et ce, en plein centre-ville.
Un autre acteur de premier plan dans ce secteur est Protix, qui a reçu le prix néerlandais de l’innovation en 2020. L’entreprise a développé un concept circulaire : les déchets alimentaires servent de nourriture aux insectes, qui servent à leur tour de matière première pour nourrir le bétail et les poissons. Selon Protix, il s’agit d’une nette amélioration par rapport aux alternatives non durables actuellement utilisées dans l’alimentation animale comme le soja, la farine de poisson et l’huile de palme. « Les insectes aident à lutter contre la surpêche et la déforestation pour la culture du soja. Le processus d’élevage est entièrement automatisé, nous faisons appel à des algorithmes intelligents et des robots dans un processus avancé afin de pouvoir contrôler la croissance des insectes au niveau d’une larve ou d’un casier », affirme la société.
La société française Ynsect, qui prétend être le leader mondial de la production d’insectes, a levé 189 millions d’euros pour construire la plus grande usine d’insectes du monde à Amiens. L’entreprise élève des vers de farine qui servent de source de protéines pour l’alimentation du bétail et d’animaux de compagnie ainsi que la production d’engrais. L’inauguration de la nouvelle usine est prévue début 2022 et les objectifs font état d’une production annuelle de 100 000 tonnes. Son directeur Antoine Hubert ne s’attend pas à ce que les insectes se retrouvent rapidement dans l’assiette des consommateurs, sauf pour des applications spécifiques comme la nutrition sportive. Mais dans l’alimentation animale, ils constituent une source de protéines alternative durable qui profite également à la santé des animaux.
L’utilisation d’insectes comme aliments pour animaux présenterait de nombreux avantages : elle permettrait ainsi de réduire le recours aux antibiotiques, car la chitine (un élément constitutif de l’exosquelette de l’insecte) est un excellent probiotique. La mouche soldat noire aurait aussi des propriétés antimicrobiennes et préviendrait la diarrhée chez les porcs. Toutefois, de nombreuses recherches sont encore nécessaires et il est impératif de réduire les coûts de production. Un autre problème est la réglementation européenne, en retard sur une réalité en évolution rapide.
Quoi qu’il en soit, des aliments pour animaux de compagnie contenant des insectes sont déjà commercialisés, principalement pour les chiens, mais aussi pour les chats. Ces produits sont présentés comme des alternatives saines et durables. Les larves de la mouche soldat noire sont désormais un ingrédient courant : leur élevage est durable, leur croissance est rapide et elles contiennent de la taurine, un acide aminé essentiel pour les chats et les chiens. Et apparemment, les animaux domestiques les adorent.
Cet article est basé sur un extrait du livre « The Future of Food » de Jorg Snoeck, fondateur de RetailDetail, et Stefan Van Rompaey, rédacteur en chef, qui sera publié par Lannoo Campus fin septembre.