Les fabricants de marques et les détaillants alimentaires sont diamétralement opposés dans un débat interminable qui cherche à déterminer si les alliances entre supermarchés entraînent une baisse des prix à la consommation. « AgeCore, Epic Partners et Coopernic ne sont pas des groupements d’achat », selon l’Association des Industries de Marque (AIM). Mais les détaillants ne se laissent pas impressionner.
Contre-attaque
Pour rappel, une étude intitulée International Retail Buying Groups: A Force for the Good?The case of AgeCore/EDEKA révélait comment les groupements d’achat conduisent effectivement à des prix plus bas pour les consommateurs. Le rapport concluait que les prix de vente mensuels des UGS d’une catégorie de produits spécifique négociée par l’alliance de distribution AgeCore étaient en moyenne 12 % inférieurs à ceux des UGS similaires non négociées par AgeCore. Des résultats qui semblaient aller dans le sens de certaines études antérieures sur l’impact des groupements d’achat, que le groupe de défense des détaillants européens EuroCommerce s’est fait un plaisir de les partager.
Ces résultats ne faisaient bien entendu pas les affaires des fabricants de marques, qui passent maintenant à la contre-attaque. L’Association des Industries de Marque (AIM) a fait examiner l’étude du professeur Marcel Corstjens de l’école de commerce INSEAD par le cabinet de conseil économique Compass Lexecon. Cette contre-étude décompose, dans un rapport de 10 pages, la méthodologie et les conclusions de l’étude de l’INSEAD. Conclusion : le rapport ne tient pas la route.
Organisation d’achat ou sentinelle ?
La principale objection concerne le postulat fondamental de la comparaison des prix : selon Compass Lexecon, le rapport part, à tort, du principe qu’AgeCore est une organisation d’achat qui négocie des remises. En réalité, AgeCore (comme d’autres alliances de détaillants, telles que Epic Partners et Coopernic) est une organisation qui agit comme un fournisseur de services aux fabricants de marques internationales, négociant les conditions de ces services en plus des accords et des tarifs d’achats nationaux. Il n’y aurait donc pas d’impact direct sur les prix de vente.
Pour l’AIM, ces alliances de distribution sont donc des « gatekeepers », ou des alliances sentinelles : plutôt que de véritables organisations d’achat, elles exigent simplement une sorte de « droit d’entrée » qui permet de négocier avec leurs membres. Ce n’est qu’une fois que le propriétaire de la marque s’est acquitté de cette contribution et qu’il a commencé à négocier au niveau national avec les différents membres de l’alliance qu’il est question d’achat. Cela ne se fait donc pas conjointement mais séparément. Et si les propriétaires de marques refusent de payer ces contributions, les membres exercent des représailles collectives sous la forme de delistings et de boycotts.
Selon Michelle Gibbons, directrice de l’AIM, ces alliances sont donc « des écrans de fumée qui nuisent aux consommateurs finaux en limitant le choix et en étouffant la concurrence loyale en augmentant artificiellement les coûts d’approvisionnement. »
Règles de concurrence
En arrière-plan, le lobbying européen autour de la réglementation des pratiques commerciales déloyales entre en jeu. En effet, la Commission européenne travaille actuellement sur la révision des « Lignes directrices sur les accords de coopération horizontaux », qui définissent quand les règles de concurrence s’appliquent aux accords de coopération entre entreprises, comme les alliances d’achat, par exemple. Cette révision souffre d’un retard considérable, et l’AIM profite de cette occasion pour faire pression en faveur d’une définition plus précise des « achats groupés ».
L’objectif est clair : avec une définition plus stricte, des alliances comme AgeCore ou Epic Partners pourraient plus facilement être accusées de cartellisation. Reste à savoir si la Commission européenne tendra l’oreille aux demandes des fabricants de marques. Il y a deux ans, l’Europe avait déjà conclu que les alliances entre grands distributeurs alimentaires n’ont pas d’effet néfaste sur les prix des denrées agricoles et n’entraînent pas de hausse des prix pour les consommateurs.
Pouvoir de négociation
Mais le problème réside justement dans le fait que les membres de la Commission ne connaissent pas suffisamment le fonctionnement des alliances de distribution, estime l’AIM. Ils considèrent les contributions demandées par ces alliances comme des remises, qui sont ensuite créditées sur des promotions ou des services de marketing au niveau national ; et qui devraient donc conduire à une baisse des prix à la consommation. Mais cela ne fonctionne pas comme ça, affirment les fabricants de marques : les remises sont négociées de manière bilatérale avec chaque détaillant. Et alors que les alliances sentinelles comme AgeCore, Coopernic et Epic ne sont pas transparentes sur ce qu’il advient des redevances d’accès au marché, l’AIM estime que cet argent ne peut plus être investi dans l’innovation, dans l’amélioration de l’efficacité de la chaîne d’approvisionnement, dans les promotions ou dans le marketing.
Les détaillants estiment avoir le droit d’unir leurs forces pour bénéficier de conditions plus équitables dans les négociations avec les multinationales bien plus grandes, qui opèrent souvent dans le monde entier alors que les chaînes de supermarchés ne sont présentes que dans un ou quelques pays. Selon l’AIM, ce n’est pas la portée absolue qui compte mais le pouvoir de négociation relatif sur les marchés locaux.
Edeka détient par exemple une part de marché d’environ 35 % en Allemagne. Face à la menace de delisting par Edeka et d’autres détaillants de l’alliance Epic, les propriétaires de marques doivent méticuleusement calculer s’ils peuvent se permettre de ne pas payer les contributions et de perdre l’accès à une partie importante des rayons européens. « Qui a le plus à perdre si un accord n’est pas conclu ? Le fabricant de chocolat privé des rayons d’un grand détaillant et donc de l’accès aux consommateurs, ou le supermarché qui peut vendre des barres de chocolat de marques concurrentes ou de marque de distributeur ? »
Différents modèles économiques
L’AIM réfutent également l’argument selon lequel les propriétaires de marques génèrent des marges bien plus importantes que les détaillants alimentaires et ont donc indéniablement le dessus dans les relations commerciales sous-jacentes. « Simplement comparer différents modèles économiques ne suffit pas. Les fabricants ont des usines dans toute l’Europe, gèrent des sites de production, des installations de R&D et investissent beaucoup plus dans l’innovation ; ils prennent des risques différents et ont un tout autre niveau d’investissement en capital, et cela génère également des marges différentes », a déclaré Gibbons.
« Les alliances de distribution qui s’approvisionnent et négocient véritablement au nom de leurs membres peuvent offrir des avantages aux petits détaillants et, en fin de compte, aux consommateurs », poursuit Gibbons. « Mais il convient de faire la distinction entre les alliances qui font réellement des achats groupés et les autres. AgeCore, Epic Partners et Coopernic ne sont pas des organisations d’achat. »
Restrictions territoriales
La distinction faite par l’AIM entre les centrales d’achat « réelles » comme Eurelec (de E.Leclerc et Rewe) et les centrales d’achat « on top » comme Epic et Coopernic est artificielle, répond l’organisation retail EuroCommerce. Toutes sont assujetties au même règlement européen. « Les alliances on top garantissent aux fabricants certains volumes et demandent une contribution en échange de services tels que des promotions et des initiatives marketing. Il s’agit d’un pourcentage du prix du tarif pour chacun des marchés », a déclaré le porte-parole, Neil McMillan.
Le fait que les alliances dites « on top » n’achètent pas directement peut s’expliquer par le phénomène des restrictions territoriales : les fabricants de marques internationales exigent que les détaillants achètent au niveau national et rendent impossible l’achat centralisé, même si les produits concernés ne sont généralement fabriqués que dans une ou quelques usines. « En Europe, Colgate Palmolive commercialise des produits presque tous issus d’une production centralisée en Pologne. Pourtant, le prix d’un tube de dentifrice varie largement entre la Belgique et l’Allemagne, par exemple. »
Triple difficulté
L’organisation retail encadre également la discussion dans les débats actuels sur les augmentations de prix : « Au cours des neuf derniers mois, nous constatons que les marges des fabricants, qui étaient déjà très élevées, de l’ordre de 10 à 15 %, ont encore augmenté, tandis que les marges des détaillants (qui se situent généralement entre 1 et 3 % dans le secteur alimentaire) ont chuté, parfois en dessous de 1 %. Cela s’explique par le budget plus serré des consommateurs en raison de la hausse des prix de l’énergie : ils vont plus souvent chez les discounters, achètent plus souvent des marques de distributeur bon marché et dépensent moins dans l’ensemble, tout simplement parce qu’ils ne peuvent plus se le permettre. Il est donc impossible pour les détaillants de répercuter sur les consommateurs les hausses de prix de 10 à 15 % demandées. »
Selon McMillan, les détaillants sont confrontés à une triple difficulté. Premièrement, les fabricants demandent plus d’argent que nécessaire. Et les détaillants savent si cette demande reflète oui ou non les augmentations de coûts, car les fabricants de marques de distributeur n’hésitent pas à leur faire savoir à quel point les coûts de production augmentent. Deuxièmement, la hausse des coûts de l’énergie et des autres coûts frappe de plein fouet les détaillants. Et, troisièmement, les consommateurs ne peuvent plus faire face à l’inflation des prix alimentaires en raison de la hausse des factures énergétiques.
Enfin, selon EuroCommerce, ce n’est pas parce que la Commission européenne n’a pas encore finalisé sa révision des règles de concurrence horizontale que les règles relatives aux achats groupés seront profondément modifiées.
Affaire à suivre…