Les rapports de force dans la distribution alimentaire belge évoluent lentement mais sûrement, à la manière de plaques tectoniques. Les fabricants de marques, sous pression, doivent intervenir ; les chaînes d’approvisionnement restent perturbées, et l’incertitude pour 2025 est plus grande que jamais. Retour en douze constats.
1. Les agriculteurs continuent de se manifester
L’année a commencé et s’est terminée par des manifestations d’agriculteurs. La pression sur les prix, l’augmentation des coûts, la politique de l’azote et un sentiment général de dévalorisation ont poussé les agriculteurs dans les rues à travers l’Europe – et donc aussi à Bruxelles. Les revendications du secteur n’ont été que partiellement satisfaites : les supermarchés ont promis de mieux rémunérer la viande, on discute d’une interdiction des promotions sur les produits frais, et les prix du marché se sont quelque peu redressés, notamment en raison de mauvaises récoltes.
Néanmoins, fin 2024, les tensions s’exacerbent de nouveau, après que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a signé l’accord controversé Mercosur, qui ouvre la porte à des produits agricoles moins chers en provenance d’Amérique du Sud. À suivre…
2. Y a-t-il des gagnants dans le modèle de confrontation ?
L’année a également débuté avec de vigoureuses actions de boycott entre les supermarchés et les fabricants de marques. Pendant des mois, aucun produit Pepsi ou Lay’s n’était disponible chez Carrefour. Jumbo aussi a défié les grands fournisseurs pour renforcer son positionnement tarifaire, soutenu par son adhésion aux alliances d’achat Epic et Everest, renforcées l’année passée par Intermarché, Auchan et Casino. Mais y a-t-il vraiment des gagnants dans un tel modèle de confrontation ?
Les négociations en cours restent calmes pour l’instant : les ventes de Noël ont la priorité. Les distributeurs se sentent confortés par l’amende de 337,5 millions d’euros infligée par la Commission européenne à Mondelez International pour avoir entravé le commerce transfrontalier de chocolat, biscuits et produits à base de café. Cela a remis sur la table européenne les fameuses « restrictions territoriales de livraison », qualifiées par les fabricants de « monstre du Loch Ness ». Un comité d’enquête est néanmoins en cours.
3. Multinationales : liquidation ou expansion ?
Jusqu’à l’année dernière, la plupart des multinationales semblaient bien supporter les hausses de prix sans que la consommation en souffre trop, grâce notamment à des mesures telles que la « shrinkflation », la « cheapflation » ou la « upflation ». Aujourd’hui, cela ne semble plus le cas et plusieurs acteurs sont poussés à prendre des mesures drastiques pour satisfaire leurs actionnaires.
Chez Unilever, la grande liquidation a commencé : la division glaces est scindée en vue d’une introduction en bourse faute d’acheteurs, et pour environ un milliard d’euros de petites marques alimentaires sont également vendues. Nestlé cède sa division d’eaux, McCain a vendu CelaVita à une société d’investissement, et What’s Cooking a vendu sa division charcuterie.
D’autres entreprises misent encore sur l’expansion. Le deal de l’année a été l’acquisition de Kellanova par Mars. À plus petite échelle, GoodLife Foods a doublé de taille après deux acquisitions. Greenyard a acheté les glaces de Crème de la Crème, tandis que Flanders Food Production et Vache Bleue ont uni leurs forces. Si Mondelez parvient cette fois à avaler Hershey, ce sera probablement l’opération phare de l’année prochaine. Pour le marché laitier, l’acquisition de Milcobel par FrieslandCampina aura de toute façon un effet de choc. Une fusion a été évitée, mais un partenariat stratégique a été établi entre Lotus Bakeries et le même Mondelez.
4. Un leader du marché sur la défensive
Les rapports de force dans la distribution alimentaire belge continuent de se déplacer lentement mais sûrement, à la manière de plaques tectoniques, avec parfois des secousses – comme ces dernières années avec la disparition de Makro et Match. Le leader du marché, Colruyt Group, se défend vigoureusement mais reste sur la défensive.
L’intégration de (S)Match, l’introduction des promotions “gratuites”, le retour des “Prix Rouges”, la participation à BON, l’acquisition de Delitraiteur, le déploiement de Colruyt Professionals, et l’offensive urbaine avec Okay City : autant d’initiatives tout à fait défendables qui, pour l’instant, ne parviennent pas à freiner la perte de parts de marché. Les évolutions démographiques ne jouent pas en faveur de la formule “Meilleurs Prix” de Colruyt, et l’intensité des promotions éclipse la concurrence purement tarifaire.
5. Le vent nouveau souffle-t-il suffisamment fort ?
Le directeur général de Carrefour, Geoffroy Gersdorff, a entamé l’année 2024 avec confiance, après une bonne année 2023, promettant que l’enseigne sortirait du rouge. Une nouvelle position accompagnée d’une campagne marketing devait y contribuer. Mais, en raison de la base de comparaison difficile avec l’année précédente, Carrefour a dû reconnaître chaque trimestre des baisses de chiffre d’affaires et de son part de marché.
Les initiatives ne manquent pas : le pop-up de seconde main Reeborn, l’application de cuisine Coco, des initiatives d’accessibilité à Auderghem, l’activation Scan Mania, la nouvelle campagne Act for Food, des réductions de prix… Un vent nouveau souffle indéniablement sur l’entreprise. Mais si le numéro trois atteindra l’équilibre cette année, nous ne le saurons que dans quelques mois.
6. Les challengers pleins de confiance
Ahold Delhaize, en revanche, progresse à grande vitesse et semble, à terme, en route pour devenir le leader du marché. Le plan d’avenir controversé a rapidement remis Delhaize sur la voie de la croissance, et la métamorphose est indéniable. Ce succès ne peut être uniquement attribué aux ouvertures dominicales : de nombreux changements ont lieu dans les magasins et dans l’organisation. L’enthousiasme et la confiance en soi sont pleinement de retour, avec une approche marketing qui n’hésite pas à jongler entre santé, plaisir et agressivité promotionnelle.
Albert Heijn maintient avec succès son rôle de catalysateur, avec des promotions audacieuses et des innovations telles que les kits repas, qui sont désormais présents dans chaque supermarché. La part de marché continue de croître malgré seulement cinq ouvertures de magasins – trois de plus que l’année précédente.
Soit une de plus que Jumbo, qui, l’année passée, a voulu se revitaliser en disant adieu à La Place, en supprimant des emplois, en se querellant avec des fournisseurs et en rendant autonomes ses magasins flamands, mais aussi en se prouvant avec un nouveau Foodmarkt à Gand et l’introduction de la gamme privée améliorée Jumbo’s. Après cinq ans en Belgique, l’équilibre financier est en vue. Un plan de sortie a été envisagé, mais pas longtemps : Jumbo est là pour rester. Cependant, l’enseigne, même sur son marché d’origine, n’est pas encore sortie d’affaire.
7. Les Mousquetaires en plein élan
Dans le sud, Intermarché a le vent en poupe : d’une certaine manière, les Mousquetaires jouent en Wallonie (et à Bruxelles) un rôle similaire à celui d’Albert Heijn en Flandre. La centrale de Mestdagh a été intégrée, les deux magasins flamands ont été cédés à Colruyt, le gestionnaire de restructuration Guillaume Beuscart a quitté ses fonctions, et les magasins repris sont peu à peu transformés pour adopter le nouveau concept de magasin, qui met mieux en valeur les atouts de l’enseigne – notamment dans les rayons frais – tout en conservant l’accent sur les prix compétitifs et les promotions audacieuses. Trois établissements de Leader Price ont également été intégrés.
8. Y a-t-il encore des hard discounters ?
Il est intéressant d’observer comment les hard discounters allemands, Aldi et Lidl, divergent de plus en plus dans leur stratégie. Le premier semble s’en tenir à une approche « retour aux fondamentaux » : l’assortiment de marques de distributeur a été simplifié depuis l’année dernière, les achats sont davantage centralisés à l’échelle internationale, et la politique tarifaire devient plus agressive. En même temps, le retailer teste tout de même un programme de fidélité. Les promotions du week-end sont la réponse au shopping dominical.
Chez Lidl, en revanche, l’assortiment en magasin atteindra bientôt 2 600 références, et des boutiques éphémères mettent en avant l’offre en ligne. L’entreprise a réorganisé sa direction internationale et a nommé, pour la première fois depuis longtemps, un PDG belge. Un budget conséquent a également été alloué au sponsoring sportif. Quel modèle l’emportera ?
9. La technologie comme bouée de sauvetage
Face à des coûts salariaux élevés et un marché du travail tendu, les retailers se tournent vers des solutions technologiques. Les robots ne remplissent pas encore les rayons (mais nettoient déjà les allées), et l’autoscan s’impose comme une évidence en caisse. Malgré les doutes sur la vulnérabilité au vol, exprimés notamment par Jumbo aux Pays-Bas, des enseignes comme Okay et Lidl adoptent désormais également cette technologie, tout comme Cora.
Pendant qu’Amazon ajuste sa technologie « Just Walk Out » aux États-Unis, Colruyt mise sur un chariot intelligent qui scanne et facture les produits, tout en servant de support publicitaire intéressant. En coulisses, les caddies roulent de manière autonome chez Collect&Go. La tendance actuelle et à venir : l’IA. Une série d’applications sont déjà en place chez Carrefour, un assistant culinaire intelligent est proposé chez Albert Heijn, et d’autres innovations sont en préparation. Les médias retail, en tant que source de revenus additionnels, restent également une constante – bien que les données des retailers soient encore sous-exploitées.
10. Qui prend la santé au sérieux ?
Controverse de l’année : le Nutri-Score. Après l’introduction de règles plus strictes en début d’année, le pionnier Danone a tout à coup annoncé qu’il abandonnait l’outil. La plupart des multinationales n’étaient déjà pas convaincues, et les désaccords restent importants entre les États membres de l’UE. Mais Carrefour veut obliger les fournisseurs à afficher leur Nutri-Score, et Delhaize ne semble pas prêt à supprimer les réductions Nutri-Boost.
De nombreux produits de la zone centrale des magasins présentent une valeur nutritionnelle discutable, malgré une tendance à réduire le sucre, le sel et les graisses. La santé est-elle une priorité sociétale ou un outil marketing ? Ou bien ce débat sera-t-il bientôt dépassé par l’émergence de médicaments anti-obésité ?
11. La durabilité prend-elle une pause ?
Alors que l’Europe reporte la loi sur la déforestation et que plusieurs multinationales révisent à la baisse leurs ambitions en matière de durabilité, on pourrait penser que l’ESG passe au second plan. Or, les catastrophes climatiques nous rappellent brutalement la réalité, et les retailers entraînent leurs fournisseurs dans cette dynamique.
Les prix du café et du cacao atteignent des sommets, et les chaînes d’approvisionnement perturbées deviennent la norme plutôt que l’exception. Sommes-nous prêts à consommer de la viande, du lait, du café et du cacao issus de laboratoires ? La banane, en revanche, semble (presque) sauvée.
12. L’incertitude totale
Finalement, quelques éléments en suspens. Nous avons dit adieu aux cuisines fantômes de Casper, tandis que Pieter Pot et Andy ont effectué un redémarrage. Reste à voir si cela durera. Le pure player Crisp devrait devenir rentable l’année prochaine en Belgique – c’est déjà le cas aux Pays-Bas. Un nouvel acteur intéressant mais pour l’instant modeste est Monoprix.
L’histoire de la relance de Mere en tant que Myprice reste trouble, l’enseigne ayant rapidement abandonné ses ambitions d’expansion massive pour opérer discrètement sur quatre emplacements, ciblant une clientèle à très bas budget. La famille Bouriez s’est débarrassée de Delitraiteur mais doit encore gérer deux dossiers épineux avec Cora et Delfood. Dénouement l’année prochaine ?
Si l’on demande à ChatGPT, 2025 apportera davantage de la même chose. Mais compte tenu des incertitudes géopolitiques actuelles, cela pourrait bien être une prévision trop optimiste…