Une série de faillites, des modèles d’entreprise chancelants, un remodelage radical du paysage de la distribution et des relations tendues entre distributeurs et fournisseurs : 2023 a été un dur retour à la réalité pour de nombreux acteurs. C’est de bon augure pour 2024…
Fini et terminé
« Pour beaucoup, 2023 sera une année de flexion ou de fissure » : c’est sur cette prédiction que nous avons conclu notre rapport annuel 2022 sur le commerce de détail alimentaire il y a un an. Et en effet, les premières fissures n’ont pas tardé à se manifester. Que nous ayons fait nos adieux définitifs à Makro au début de cette année, après une longue et douloureuse agonie, n’est pas une surprise. Les locaux, immenses mais vétustes, sont toujours vides, les parkings sont encombrés de détritus et, pour l’instant, on ne sait pas ce qu’il adviendra de ces lieux. Metro, propriétaire de (la majeure partie de) l’immobilier, se tait, même si des discussions discrètes sont sans doute en cours. Nous en reparlerons plus tard.
Match et Smatch ont également reçu leur verdict l’année dernière : c’en est fini des chaînes de supermarchés du groupe Louis Delhaize. Colruyt en reprend 57 ; pour les employés des 27 succursales restantes, il reste à voir très vite si des repreneurs seront trouvés avant le 2 janvier. Quant au sort de Cora, déficitaire, et de Delfood, le grossiste qui approvisionne les magasins de proximité de Louis Delhaize, la famille Bouriez ne laisse pas entrevoir ses cartes. Un scénario Makro se profile-t-il pour les hypermarchés, ou E.Leclerc viendra-t-il encore à la rescousse ? Ce sera peut-être l’objet du bilan annuel 2024.
Fermé par manque de clients
Franprix a renoncé à ses ambitions belges au début de l’année. Andy, la société de livraison de boissons durables, a dû mettre la clé sous la porte en dépit d’une clientèle croissante. La taille de l’entreprise était insuffisante et le capital de croissance s’est raréfié. Même chose pour Rayon, le supermarché en ligne de Smartmat dans lequel Colruyt Group a investi : en octobre, la boutique en ligne a fermé par manque de clients.
À la dernière minute, Pieter Pot s’est également effondré. Le modèle d’entreprise peut déjà être qualifié de durable, mais il est difficile de le rendre rentable. Pourtant, son fondateur Jouri Schoemaker travaille déjà à sa relance. Enfin, les consommateurs ont dû dire adieu à Pirato, la marque de chips la plus populaire, car Aldi rationalise son offre de marques propres.
Pas d’abandon
Nous n’avons en aucun cas dit adieu à Jumbo : bien qu’un article d’opinion de notre fondateur Jorg Snoeck ait fait grand bruit et que le magasin de Zonhoven ait rapidement fermé ses portes, la chaîne de supermarchés basée à Veghel ne veut pas abandonner la partie. Le numéro deux néerlandais a du mal à trouver son identité sur son marché domestique après avoir perdu des parts de marché et enregistré de mauvais résultats financiers. Le détaillant cherche à redéfinir ses fameuses 7 certitudes.
Mais l’expansion en Flandre reste difficile : l’objectif est désormais de 50 magasins d’ici 2025. Les 33 supermarchés actuels ont des performances très différentes, ce n’est un secret pour personne. Il n’est pas exclu que Jumbo abandonne encore plus de magasins. Toutefois, l’entreprise est convaincue que le franchisage devrait réussir.
Quoi qu’il en soit, la bonne nouvelle pour la chaîne est de rejoindre les solides alliances de détaillants Epic et Everest, avec le leader du marché allemand Edeka. La puissance d’achat sera cruciale pour la concurrence dans les années à venir.
Sortir de la courbe
Les spéculations allaient bon train depuis des années, et l’été dernier est venu la confirmation : Jef Colruyt a quitté son poste de PDG – tout en restant président – et son successeur Stefan Goethaert n’a pas annoncé de révolution. Le président a justifié le moment choisi pour le changement en disant : « Nous sortons tranquillement de la courbe », et en effet, le leader du marché regagne des parts de marché et réalise de bonnes performances financières. À plusieurs égards, on remarque une bouffée d’air frais à Halle : le flux incessant d’innovations technologiques, par exemple. Colruyt doit s’automatiser pour gagner en efficacité dans un contexte de coûts salariaux élevés et de pénurie de main-d’œuvre.
Le détaillant adopte également une attitude combative à l’égard des fournisseurs. Après deux années d’inflation, les prix doivent à nouveau baisser. Si des discussions musclées conduisent à des rayons vides, tant pis. La question est de savoir combien de temps le discounter pourra résister à la pression croissante de concurrents internationaux disposant d’un pouvoir d’achat beaucoup plus important. En tout état de cause, la pression sur les prix et les promotions augmentera à nouveau. Cette guerre de perception des prix fait également que les consommateurs voient de moins en moins de différences entre les chaînes de supermarchés, ce qui est quelque peu inquiétant.
Greedflation, shrinkflation…
Le fait que le terme « graaiflatie » (« greedflation, inflation gourmande ») ait récemment été élu « mot de l’année » en Flandre et aux Pays-Bas ne doit pas être un hasard. Depuis deux ans, les détaillants accusent leurs fournisseurs de cupidité : ils auraient laissé les prix augmenter de manière disproportionnée pour gonfler les marges. Un débat sans fin qui ne craint pas le populisme et qui culmine, pour l’instant, avec l’action de Carrefour, qui a ouvertement cloué au pilori certains fabricants de marques dans ses magasins français. Cela lui est rapidement revenu comme un boomerang : les marques de distributeurs du retailer français étaient également coupables de shrinkflation….
Mais une nouvelle étude de l’Observatoire des prix montre que les marques sont nettement plus chères en Belgique, contrairement aux marques de distributeurs, à la viande ou aux fruits et légumes. Cela incite le ministre Dermagne à inscrire les restrictions territoriales de livraison à l’ordre du jour européen. Picnic et Ahold Delhaize, entre autres, ont également lancé des attaques contre ces murs d’achat européens l’année dernière. Ce thème n’est pas près de disparaître, même si la charge de la preuve ne pèse pas lourd.
Des conditions de concurrence inégales
Si les multinationales cotées en bourse ont largement réussi à préserver leurs marges, il n’en va pas de même pour les nombreuses PME de notre industrie alimentaire. Elles ont l’eau à la bouche. Les accises supplémentaires, la TVA, les contributions sur les emballages et les taxes sur les déchets n’arrangent pas les choses. Les supermarchés indépendants ripostent également : ils ne profitent pas des rayons vides et de l’escalade de la guerre des prix. Et oui : plus que jamais, le marché belge de la distribution alimentaire est un marché de franchisés.
Grâce à Intermarché et à Delhaize. Chez les Mousquetaires, le franchisage de la cinquantaine d’anciennes succursales de Mestdagh s’est déroulé presque sans bruit : tous les magasins ont depuis été transférés aux adhérents d’Intermarché. Le groupe a pu s’abriter commodément derrière la vive contestation sociale chez Delhaize. En effet, l’annonce du plan le 7 mars à Kobbegem a provoqué une onde de choc sans précédent dans le secteur et surtout dans les syndicats qui traversaient une crise existentielle. Nous vivons une petite révolution : le franchisage devient la nouvelle norme dans le commerce de détail alimentaire. Les négociations sectorielles n’apporteront pas de solution pour l’instant.
Des revenus alternatifs
Mais chez Delhaize, après des mois douloureux de grèves, de protestations, de boycotts et de vandalisme pur et simple, la situation semble désormais sous contrôle. 70 % du parc de magasins a trouvé un exploitant indépendant, le reste suivra au printemps, et l’opération sera entièrement achevée fin 2024. Le prix élevé payé par le détaillant cette année sera rapidement récupéré si les magasins se montrent à la hauteur de leur dynamisme commercial renouvelé. Ahold Delhaize sera alors en pole position pour poursuivre la course aux supermarchés dans les années à venir.
Cela pourrait devenir un problème pour Carrefour, le distributeur qui a peut-être le plus profité du malaise chez Delhaize et qui a donc pu présenter des chiffres retentissants trimestre après trimestre. Le PDG Geoffroy Gersdorff a mis le nez dans la bonne direction, a modifié l’image des prix et a amélioré l’exécution dans les magasins. Il y a eu des innovations notables, comme les micro-magasins autonomes Carrefour Buybye, l’application de seconde main Reeborn ou les tests avec des robots de livraison. On peut s’attendre à plus d’impact de la part d’Unlimitail, la coentreprise par laquelle Carrefour et le groupe de communication Publicis exploiteront conjointement les retail média en Europe et en Amérique du Sud. Un sujet brûlant, également pour les collègues d’Ahold Delhaize. Les supermarchés découvrent une autre source de revenus : l’installation de bornes de recharge dans les parkings.
Exit quick commerce
Carrefour est le distributeur le plus fortement engagé dans des partenariats avec des services de livraison tels que Deliveroo, Uber Eats et Takeaway.com. Dans le même temps, nous avons assisté l’année dernière à la quasi-faillite des sociétés de quick commerce. Getir a été contraint de quitter un marché après l’autre. Le modèle d’entreprise est confronté à des coûts structurels élevés et à des réglementations : de nombreuses villes interdisent les « magasins sombres » dans les zones résidentielles.
Carrefour se présente également comme l’un des pionniers de la numérisation. Comme plusieurs de ses pairs, le distributeur abandonne progressivement la distribution de prospectus en papier. Il s’agit d’une tendance venue de France, où le leader du marché souhaite arrêter complètement l’utilisation du papier – bien que de nombreux affiliés d’E.Leclerc ne soient apparemment pas satisfaits de cette décision. D’ailleurs, le ticket de caisse papier subit le même sort : en France et en Wallonie, il sera supprimé. La Flandre hésite, mais pas Delhaize ni Lidl.
Petit glissement de terrain
En ce qui concerne la France, un petit glissement de terrain est en train de se produire dans le secteur de la distribution alimentaire. Après l’acquisition de Cora et Match par Carrefour, Casino va céder ses super et hypermarchés éponymes à Auchan et Intermarché. Parallèlement, le distributeur va investir dans l’expansion belge : Monoprix s’installera à Waterloo. Pas pour y provoquer une guerre des prix, on s’en doute.
Le mouvement de consolidation chez les voisins du sud est en partie inspiré par une législation de plus en plus stricte en matière d’ouverture de magasins. Dans notre pays, cependant, les détaillants n’attendent pas la législation pour saboter les ouvertures de magasins des uns et des autres. Ouvrir des magasins est même devenu « presque impossible », se plaignent Colruyt et Albert Heijn, entre autres, après Jumbo. Ce dernier n’a ouvert que deux magasins en Flandre cette année, mais a marqué des points grâce à une grande campagne d’image conviviale et humoristique.
Changement de l’équilibre des forces
En temps de crise, les tendances à long terme risquent d’être reléguées au second plan, au profit du retour sur investissement et du réalisme. Les magasins sans caisse et autonomes auront-ils un jour le vent en poupe ? Amazon a du mal avec le concept, Aldi souffle le chaud et le froid en même temps aux Pays-Bas, mais Colruyt met le pied sur l’accélérateur avec Okay Direct et est suivi par Carrefour. Les robots de livraison vont-ils un jour percer ? Cela reste à l’état de tests provisoires. Les insectes deviendront-ils une source durable de protéines ? Certainement pas pour l’homme pour l’instant, mais peut-être pour l’alimentation animale. Les substituts de viande vont-ils surmonter leur chute ? Oui, selon le nouveau venu Redefine Meat, mais cela reste à confirmer. Quant à la viande cultivée, il faudra encore attendre des années, voire des décennies. La grande campagne de sauvetage de la banane Cavendish, menacée d’extinction, actuellement menée par Chiquita, est plus urgente.
Enfin, des prédictions à la fin de cette année mouvementée pour le commerce de détail alimentaire ? Il s’agira surtout d’observer l’évolution des rapports de force sur le marché belge : après tout, 2024 est censée être l’année de la résurgence de Delhaize, et la question est de savoir quel sera l’impact de cette résurgence sur la concurrence. De plus, la famille Bouriez a encore quelques nœuds à trancher. Attendons également de voir comment les relations entre les supermarchés et les fournisseurs évolueront, maintenant que non seulement les grands détaillants et les centrales d’achat, mais aussi les politiciens font de la lutte contre les restrictions territoriales d’achat une priorité, ce qui agace et inquiète beaucoup les fabricants de marques. Tant qu’il n’y aura pas d’accord sectoriel, nous pouvons nous attendre à de nouveaux troubles sociaux. En outre, il est à craindre que l’incertitude géopolitique persistante ne contribue pas à notre sérénité l’année prochaine. Quoi qu’il en soit, nous vous souhaitons une fin d’année chaleureuse et paisible !