En 2011, l’annonce de l’arrivée d’Albert Heijn en Flandre avait surtout suscité une grande perplexité. Notamment du côté des experts du commerce de détail, qui n’étaient pas d’emblée convaincus. « Je ne m’en cache pas : je ne m’attendais pas à un tel succès. »
Bien préparé
Cette phrase vient de la bouche de l’expert en commerce de détail Gino Van Ossel, qui reconnait sans détour qu’il était plutôt dubitatif au départ. Pas tant sur la réaction des clients, qu’il avait anticipée. « On savait déjà que beaucoup de Belges traversaient la frontière pour se rendre chez Albert Heijn », indique Van Ossel. « La question était surtout de savoir si Albert Heijn allait pouvoir convaincre des franchisés. Ai-je eu tort ? Oui et non. Les deux premiers magasins ont été ouverts par des nouveaux visages, et non par des « renégats » d’autres chaînes. C’était selon moi le principal obstacle pour Albert Heijn, mais aujourd’hui des franchisés Delhaize exploitent également des magasins Albert Heijn. »
Jorg Snoeck, de RetailDetail, se souvient avoir compté parmi les rares personnes à miser sur le succès d’Albert Heijn. « J’ai immédiatement tablé sur ses chances de réussite », dit-il. « J’ai été le premier à anticiper son arrivée et à croire en l’aventure. Albert Heijn s’était bien préparé et avait mis toute une équipe sur la concrétisation de l’implantation en Belgique. »
Malgré la vague de scepticisme initiale, il est désormais manifeste qu’Albert Heijn est arrivé en Belgique pour y rester. La chaîne de supermarchés a su se positionner intelligemment sur le marché belge. Ce qui est particulièrement étonnant, c’est la différence entre sa position sur le marché belge et sa position sur le marché hollandais : ici, il se positionne plutôt comme un combattant des prix, tandis qu’aux Pays-Bas, plutôt comme un supermarché de services.
Les jeunes et les « nouveaux Belges »
Dirk Vanderveken, expert en commerce de détail chez Shopperware, constate qu’Albert Heijn est parvenu à séduire un public spécifique. « Il s’agit d’une part d’un public jeune et, d’autre part, de ce que j’appelle les ‘nouveaux Belges’ », explique-t-il. « Ces deux groupes partagent un intérêt commun pour l’offre spécifique. »
Snoeck est d’accord. « Bien sûr, à l’époque, Albert Heijn s’est lancé dans une région où vivent également beaucoup de Hollandais », indique-t-il. « Mais ce qu’on constate aujourd’hui, c’est qu’Albert Heijn a trouvé une niche sur le marché belge où il ne fait pas obstacle à la concurrence. Il a réellement trouvé un client Albert Heijn belge. »
En particulier au début, Albert Heijn s’est surtout distingué avec ses promotions exceptionnelles et ses typiques « semaines de thésaurisation ». Un modèle qui a indubitablement nui à la concurrence, surtout au début. « Avec ces promotions exceptionnelles, la chaîne a certainement stimulé le modèle 1+1 gratuit en Belgique », déclare Van Ossel. « Cela concentre toute la pression sur les marges. Il est certain que Colruyt, qui se contentait jusqu’alors de s’aligner sur les promotions de ses concurrents avec ses prix rouges, a dû s’adapter. Mais cette approche a également fait souffrir d’autres magasins. »
Mais une approche aussi agressive avec des promotions exceptionnelles est-elle durable ? Snoeck hausse les épaules. « C’est l’essence du secteur », répond-t-il. « Ces promotions permettent d’attirer les clients dans les magasins, et ceux-ci achètent ensuite d’autres produits. Van Ossel n’y voit pas non plus d’inconvénient. « Ces actions sont planifiées sur toute une année, en concertation avec les fournisseurs », explique-t-il. « Ce modèle existe depuis longtemps aux Pays-Bas et s’exporte aujourd’hui en Belgique. »
La Belgique francophone est « la prochaine frontière »
Les experts s’accordent indéniablement à dire que, ces dix dernières années, Albert Heijn a honorablement avancé sur le chemin de la réussite dans notre pays. Et ils sont également unanimes quant à l’avenir que réserve la prochaine décennie à l’entreprise. La Belgique francophone est « la prochaine frontière » pour la chaîne hollandaise.
Vanderveken propose l’analyse la plus sévère. « En ce qui me concerne, je ne comprends pas qu’Albert Hein n’opère pas encore en Wallonie », dit-il sans équivoque. « Oui, les défis logistiques sont réels, sans parler de la traduction des emballages et autres. Mais quand on pense au parcours de chaînes comme Kruidvat et Zeeman, qui ont franchi la frontière linguistique haut la main, cela ne devrait pas être une excuse. » Vanderveken jette un pavé dans la mare d’Ahold Delhaize. « Je me demande si cet attentisme n’a pas fait l’objet d’un accord interne, pour éviter qu’Albert Heijn ne porte un coup trop sévère à la marque sœur Delhaize. »
Mais accord interne ou pas : la légendaire conquête de la Wallonie se profile bel et bien. Tant Vanderveken que Van Ossel se réfèrent explicitement au magasin Albert Heijn de Wemmel. Bien qu’il soit situé en territoire flamand, il est devenu de facto un magasin bilingue bruxellois. « Le personnel est bilingue, les clients sont bilingues », souligne Van Ossel. « Et le magasin fonctionne bien, malgré la présence d’un Colruyt au coin de la rue. »
Fort potentiel
Van Ossel entrevoit un fort potentiel en Wallonie. « Cette région peut être parfaitement desservie depuis le centre de distribution de Tilburg. En outre, le pouvoir d’achat est plus faible en Wallonie, ce qui est à l’avantage d’Albert Heijn, avec son image de casseur de prix belge. » Snoeck mentionne un élément supplémentaire : « Ahold Delhaize est également propriétaire de la boutique en ligne bol.com. Cela contribue à justifier que la Belgique francophone soit la prochaine étape logique. Cela peut se faire par l’intermédiaire d’Albert Heijn. »
Conclusion : le cap des 100 magasins Albert Heijn en Belgique n’est pas un fantasme. Mais Snoeck met en garde, le chemin pour franchir ce fameux seuil ne sera pas un long fleuve tranquille. « Maintenant que le dernier Belge a quitté le conseil d’administration d’Ahold Delhaize, celui-ci est entièrement sous le drapeau hollandais. » Pour l’instant, les affaires tournent toutes seules, le seul défi étant l’approvisionnement des rayons. Mais lorsque cette crise sera terminée, il faudra se montrer économe. L’heure sera inévitablement à la recherche de synergies. Cela fragilisera les relations internes avec Delhaize. »