Cette année, la période de jeûne des musulmans tombe presque en même temps que le Championnat d’Europe de football. Les distributeurs alimentaires ont là une réelle opportunité de se rapprocher de cette communauté ethnique.
L’occasion idéale
« En termes marketing, le ramadan est un peu l’équivalent du Superbowl aux États-Unis. Cette période dure un mois et se termine par la Fête de la rupture du jeûne. Si l’on inclut la phase des préparatifs, cela vous donne un mois et demi à deux mois pour organiser des promotions et des campagnes. C’est donc l’occasion idéale de forger des liens avec ce groupe de population », estime l’ethnomarketeur Rachid Lamrabat (Tiqah).
Le Championnat d’Europe de football ouvre encore plus de perspectives. « Beaucoup de musulmans sont de fervents supporters des Diables Rouges, une équipe où toutes les couleurs et cultures sont représentées. Lors de la dernière Coupe du Monde, ils agitaient les drapeaux de Jupiler alors qu’ils ne boivent eux-mêmes pas d’alcool… C’est un moment privilégié de rapprochement de nos deux communautés. »
Hausse des dépenses
Durant le ramadan, les musulmans se préoccupent beaucoup de leur alimentation, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait qu’ils ne peuvent ni boire ni manger du lever au coucher du soleil. Chaque soir, ils cuisinent des plats frais qu’ils dégustent en groupe, en famille et/ou entre amis. Ils ont alors de grosses envies de sucré et de desserts. Ils achètent en grandes quantités et multiplient les visites au magasin. « 95 % des consommateurs musulmans dépensent deux à trois fois plus que la normale pendant le ramadan. »
À cette période, ils sont aussi très actifs sur les médias sociaux (YouTube) et suivent des programmes culinaires spécialisés sur les chaînes satellite. « Les membres de la communauté sont en quête d’inspiration. C’est donc une belle occasion pour les marques de créer des plates-formes adaptées en ce sens. » Force est toutefois de constater que ces modes de consommation vont totalement à l’encontre des grandes tendances FMCG actuelles, dominées par la consommation individuelle, les petites portions et la commodité.
Essais bâclés
Le halal représente un marché gigantesque. Comment se fait-il que nos chaînes de supermarchés n’exploitent pas mieux le filon ? C’est étrange en effet, estime Rachid Lamrabat. « Les distributeurs vendent bien des burgers aux insectes, alors qu’il s’agit d’une niche minuscule au potentiel limité. Mais quand il s’agit du halal, on dirait qu’ils n’osent pas se lancer. »
Les rares essais de vente de viande halal sont souvent mal exécutés. Les produits ne se vendent pas et on en reste là. « La démarche n’est pas suffisamment réfléchie. L’année dernière, Lidl a proposé un assortiment pour le ramadan, mais il s’agissait de produits turcs vendus à Anvers, une ville à dominante marocaine. »
Les marques et les distributeurs doivent comprendre que la communauté musulmane n’a pas besoin d’eux. « Si vous vous rendez dans un supermarché ethnique, vous trouverez peut-être encore bien un pot de Devos-Lemmens à côté des marques ethniques, mais qu’il s’agisse des céréales, des pâtes ou des noix, les marques européennes sont totalement absentes. Si j’ai besoin de semoule, je sais que c’est dans mon magasin ethnique que je trouverai la meilleure qualité. L’exploitant est là pour me conseiller : cette sorte convient mieux pour les crêpes, celle-ci pour le pain. Chez Carrefour, personne n’est là pour m’aider. »
Ambiance de marché
La quasi-totalité des musulmans se rendent dans les magasins ethniques. Ils fréquentent aussi beaucoup les discounters : Aldi, Lidl, Colruyt. Ils préfèrent Albert Heijn à Delhaize et Carrefour en raison des promotions agressives. Cette tactique fait mouche auprès d’un public impulsif et émotif.
L’expérience offerte par le supermarché classique est en outre jugée dépassée par le shopper musulman, à plus forte raison pendant le ramadan. Le magasin ethnique est un lieu de rencontre où les gens prennent le temps de discuter. Il y règne une ambiance de marché. Le supermarché suit une logique plus individualiste. « Et puis n’oublions pas la question des heures d’ouverture : pendant le ramadan, nous ne prenons notre repas qu’après 22h30. Les magasins restent donc ouverts plus longtemps pour permettre les achats de dernière minute. Sept jours sur sept. Un bon conseil : si vous voulez acheter du pain frais après votre journée de travail, allez voir chez le Marocain du coin. Vous y trouverez certainement votre bonheur. »
Urgence
Les supermarchés occidentaux parviendront-ils un jour à séduire la communauté ethnique ? Rachid Lamrabat pense que oui. « J’ai visité un Auchan à Paris. Il était situé dans un quartier à forte concentration musulmane, mais quand même. Ce magasin proposait tout ce dont nous avons besoin dans l’allée promotionnelle. Chez nous, Cora déploie la même tactique. On y ressent l’influence de la France. »
Les distributeurs belges ne semblent en tout cas pas se rendre compte de l’urgence. « Ils doivent se demander quelle sera leur pertinence dans une dizaine d’années. Prenez le phénomène actuel des flux de réfugiés. Beaucoup de ces migrants vont s’installer en Belgique, et ils ne connaissent pas les grandes marques européennes. La concurrence est également aux aguets. Imaginez que Tanger trouve un investisseur et accélère l’expansion de son réseau ? Si le segment ethnique continue de se professionnaliser, il y aura danger. »
Port du voile à la caisse
La politique de personnel interne joue un rôle crucial. « Je ne suis pas partisan de la discrimination positive, mais si personne ne porte le voile aux caisses, comment voulez-vous que la communauté musulmane se sente la bienvenue ? Chez Albert Heijn, je vois des gens porter le voile et j’en conclus que cette chaîne s’intéresse à nous. Mais peut-on en dire autant des points de vente de Delhaize ou Colruyt à Borgerhout ou Molenbeek ? Ils ont une armée d’experts en marketing à leur disposition, mais le bon sens leur fait parfois défaut… Il est quand même normal de s’adapter à la clientèle locale, non ? »
Zeeman, Action et Wibra autorisent leurs employées de magasin à porter le voile. Et le fait qu’il s’agisse de discounters étrangers n’est pas un hasard. Hema s’est discréditée auprès de la communauté musulmane suite à l’affaire du voile. « Il faut quand même le faire : la chaîne vendait des foulards mais interdisait à ses employées d’en porter… Ce n’est pas le genre de chose qui s’oublie facilement. Gagner la confiance du consommateur prend du temps, mais il suffit d’un instant pour la perdre. »
Pour cette édition du ramadan, il est évidemment trop tard. Mais que peuvent faire les distributeurs en prévision de l’année prochaine ? Y a-t-il des quick wins possibles ?
« Faites du ramadan un moment de consommation clé. C’est une période durant laquelle il ne se passe d’habitude pas grand-chose. Le mieux est de tester votre stratégie dans des communes comme Borgerhout ou Molenbeek et de la déployer à partir de là. Cette tendance n’est pas près de disparaître. Au contraire, elle va continuer à faire tache d’huile. »