« Pas d’agriculteurs, pas de bière » : la Belgique a peur. Pourtant, nos agriculteurs ne sont pas en colère, seulement inquiets. Nos foodretailers ont donc décidé de multiplier les promotions sur le filet pur et la viande d’ici en général. Mais pas sur les concombres.
Guigne
Non, ce n’est pas l’été, la saison des concombres et de l’actualité au ralenti dans le foodretail. Les concombres que l’on trouve aujourd’hui dans les rayons ne sont pas les fruits du dur labeur de nos agriculteurs, qui ont aujourd’hui mieux à faire que de chauffer leurs serres. Dans le meilleur des cas (chez Colruyt, cette semaine), ils proviennent désormais d’Espagne. C’est au moins un pays de l’UE, mais quand même : là-bas, il leur arrive se moquer comme d’une guigne des normes de qualité, d’environnement et d’azote que notre bienveillant gouvernement nous impose pour notre propre bien. Et pourtant, les Espagnols aussi protestent.
On peut imaginer au moins dix raisons pour lesquelles des agriculteurs en colère ont déversé le contenu de plusieurs camions en provenance du Sud sur la chaussée à Halle et bloqué nos routes à travers le pays. Nous les avons soigneusement énumérées ici, et il y en a sans doute d’autres. Mais pas d’inquiétude : Ursula Von der Leyen va maintenant résoudre tous ces problèmes d’un coup. Avec un groupe de travail. Ça ne peut que bien se passer. Mais avec les élections qui approchent, qui attend encore des politiques réfléchies au sein de nos nombreux gouvernements ?
Pris en otage
Heureusement, nos foodretailers viennent à leur rescousse avec des promotions sans précédent destinées à élever la consommation de produits agricoles locaux à des niveaux historiques. Semaine Dingue chez Intermarché : si vous achetez cinq kilos de viande, vous en recevez trois autres gratuitement. Hopla ! Des quantités normales pour le ménage wallon moyen, où l’on ne pratique guère le jeudi végétarien. Chez Carrefour, c’était un kilo et demi offert pour un kilo de viande hachée acheté. Et ainsi de suite. À de telles conditions, vous n’avez plus besoin de poulet bon marché en provenance du Brésil ou de steak argentin. Pourtant, ces fermiers ingrats ont continué à paralyser un dépôt après l’autre.
Les magasins ont également été pris pour cible, soit dit en passant. Les agriculteurs semblent cibler principalement notre fier leader du marché. Lequel a jugé bon de rectifier quelques « malentendus » dans un communiqué de presse. Car la crise agricole est-elle réellement la faute des supermarchés, qui entraînent tout le monde dans leur course au prix le plus bas ? Les retailers ne comprennent pas : « les agriculteurs prennent leur principal partenaire en otage », répondent-ils. Et eux-mêmes ne gagnent déjà plus rien. Ceux qui souhaitent manger des légumes frais ce week-end devront se tourner vers les envahisseurs néerlandais. Ou vers Carrefour : ne plus avoir de centre de distribution en Belgique n’est pas toujours un handicap.
La faute du consommateur
Ou y a-t-il une autre version de l’histoire ? « Tout est de la faute du consommateur », affirme le Chief Economist d’une de nos grandes banques, qui proclame dans La Libre, comme un paysan en sabots, que les clients pourraient résoudre les problèmes en ne cherchant plus le prix le plus bas. Évidemment : avec son poste et son salaire, il peut se le permettre.
Les légumes ont augmenté de plus de 40 % ces deux dernières années. L’alimentation doit-elle et va-t-elle devenir encore plus chère qu’elle ne l’est déjà ? On peut le craindre. Aujourd’hui, les ménages consacrent moins de 15 % de leur budget à l’alimentation. Autrefois, c’était le double. Mais à l’époque, nous ne partions pas en citytrip toutes les trois semaines, nous n’avions pas de smartphones et l’immobilier était encore abordable. Autres temps…
Selon les consultants en marketing – qui font rarement preuve de bon sens paysan – en revanche, c’est la faute des agriculteurs eux-mêmes, qui sont assez stupides pour commercialiser des produits génériques. Qu’ils lancent une marque ! Ils pourront alors commencer à négocier les tarifs, les conditions et les marges arrière avec d’autres directeurs des achats. Ils vont s’amuser. Mais ils maîtrisent déjà l’art du boycott, c’est un début.
Légumes sans esclaves
Peut-être quelqu’un pourrait-il lancer un label pour des légumes de chez nous, garantis sans esclaves ? Car la situation désastreuse dans laquelle se trouvent nos agriculteurs et nos éleveurs présente des similitudes frappantes avec celle des producteurs de cacao du sud, pourrait-on presque penser. Après tout, il est également question de travail d’enfants chez nous (la progéniture travaille dans toutes les fermes) et d’une forme d’exploitation proche de l’esclavage.
Autour de l’équateur, il n’est pourtant pas question de manifestations d’agriculteurs. Évidemment, ils n’ont guère de tracteurs pour bloquer les ronds-points. Ni de ronds-points, réflexion faite. Heureusement, ils peuvent compter sur les bienfaiteurs déchaînés de Tony’s Chocolonely pour leur garantir un revenu décent, même si cela ne leur permet toujours pas de réaliser des bénéfices. Mais ils ont désormais le soutien de Jumbo. Et ont enregistré une croissance record en Belgique l’année dernière. Et non, il n’y a pas nécessairement de lien entre ces deux constats.
Eau trafiquée
En passant, il y a quelques talents marketing parmi les agriculteurs. Prix du meilleur slogan vu sur un tracteur – jusqu’à présent : « Pas de paysans, pas de bière. » Ça, c’est un argument. Parfaitement en phase avec le public cible, comme il se doit. D’ailleurs, il s’applique également à la bière sans alcool.
Car oui, la fameuse Tournée Minérale a commencé jeudi, et pour ne rien arranger, elle durera un jour de plus cette année. Mais soyez attentifs à ce que vous buvez si vous renoncez temporairement à la Duvel ou au Merlot : des irrégularités ont été constatées sur environ un tiers des bouteilles d’eau. Un Watergate au timing plutôt malheureux.
Mais bon : si les agriculteurs cessent de se plaindre, c’est que la fin des temps est proche, dit-on. Et même si le monde semble courir à sa perte, nos traditions les plus folles résistent bien. Je vais donc me faire quelques crêpes, comme des millions de Belges aujourd’hui. Sans les flamber, évidemment. Et vous ? À la semaine prochaine !