Si l’industrie européenne de la consommation entend devenir climatiquement neutre à l’horizon 2050, il est indispensable que les marques investissent massivement dans l’innovation durable. Les conflits commerciaux avec les détaillants n’arrangent pas les choses, selon l’association de marques AIM.
Les marques, synonymes d’innovation
L’association européenne des marques AIM (Association des Industries de Marque) fait régulièrement la une de l’actualité du commerce de détail avec ses opinions tranchées sur le rôle pervers des alliances internationales de distribution. Le défenseur des fabricants de marques dénonce les pratiques selon lesquelles les détaillants se regroupent pour extorquer des contributions financières aux fabricants de marques internationaux, en dehors des procédures d’achat normales.
Michelle Gibbons, directrice générale de l’AIM, explique à RetailDetail que l’objectif de l’association est de créer un environnement concurrentiel sain pour les marques : la défense des droits de propriété intellectuelle des fabricants de marques et la lutte contre la contrefaçon constituent des domaines clés. « En protégeant les marques, on protège aussi l’innovation. C’est essentiel pour notre association, c’est notre raison d’être. » Fondée en 1967, elle rassemble 53 grandes multinationales du secteur des PGC et quelque 2 500 fabricants de marques plus petites et locales par l’intermédiaire de 19 associations nationales, telles que le BABM en Belgique. Elle couvre ainsi un large éventail de fabricants de produits de marque dans les secteurs de l’alimentation, des boissons, des soins personnels, des produits ménagers et du luxe.
Parcs solaires et déchets d’emballage
Selon Gibbons, l’innovation sera essentielle pour atteindre les objectifs de durabilité de l’UE à l’horizon 2030 et 2050 : en effet, cela ne peut se faire sans une recherche et un développement approfondis sur l’ensemble du processus de production et de la chaîne d’approvisionnement. Et c’est là que les marques prennent les devants.
Elle fait référence à l’immense ferme solaire qu’AB InBev a ouverte en Espagne l’automne dernier, permettant à la multinationale de brasser ses bières avec de l’électricité 100 % renouvelable en Europe occidentale. L’AIM participe également à un ambitieux projet de filigranes numériques destinés à faciliter le tri et le recyclage des emballages. « C’est un véritable défi, car je n’avais encore jamais travaillé avec des entreprises de traitement des déchets et de recyclage. Nous devons redéfinir les emballages, les réduire, utiliser des matériaux différents, changer les formats, adapter les processus de production. Comment le communiquer aux consommateurs ? »
Diversité européenne
« Parallèlement, nos marques veulent préserver leur essence. Elles veulent par exemple continuer à concevoir leurs bouteilles emblématiques, de manière durable. Pensez aux bouteilles reconnaissables de spiritueux ou de parfums : nous ne voulons pas perdre cette créativité. C’est l’un de nos messages clés : conservons résolument la flexibilité nécessaire pour innover, car c’est de l’innovation que naissent les solutions. Nous voulons pouvoir utiliser le code QR, par exemple, pour informer les consommateurs sur l’empreinte carbone des produits. »
Les projets relatifs à l’approvisionnement responsable et à la numérisation sont d’autres domaines d’action clés pour les fabricants de marques. « Quel peut être l’impact du métavers pour les marques ? Du règlement sur les données, de l’IA ? Le canal numérique est important… »
Le contexte européen ne favorise pas les partenariats. « Les Européens qui reviennent des États-Unis ne peuvent que constater à quel point il est difficile de travailler en Europe. Pas seulement en matière de durabilité. Le marché de la vente au détail est complètement différent, les relations entre les fournisseurs et les détaillants sont aux antipodes. Il n’y a pas d’alliances de distribution aux États-Unis, par exemple. Je trouve la diversité européenne formidable. Après toutes ces années en Belgique, je bois toujours du thé irlandais et je mange aussi de l’américain, qu’on ne trouve pas en Irlande. » Mais 30 ans après la chute du mur, il n’existe toujours pas de liaison ferroviaire directe entre Francfort et Prague. C’est cela, le projet européen. Et ça prend beaucoup de temps.
Chaînes d’approvisionnement vulnérables
Les circonstances ne sont pas favorables : les deux années de Covid ont laissé place à la crise des coûts. Quelle a été l’ampleur de l’impact sur l’industrie des marques ? « Dans les 20 dernières années qui ont précédé l’année 2020, la conjoncture était relativement stable et prévisible. Même la crise financière n’a pas provoqué un bouleversement tel que ces trois dernières années. Notre secteur a toujours su prédire les tendances de consommation, nous avons toujours été très agiles, mais dans un contexte assez stable. Les choses pouvaient changer, mais l’approvisionnement restait assuré et nous continuions à produire. Alors qu’aujourd’hui, l’inquiétude et les grèves s’amplifient en France, au Royaume-Uni, en Belgique… L’inflation sera encore un problème cette année. Cette situation touche tout le monde. »
Les fabricants sont donc confrontés à des défis considérables : « La guerre en Ukraine a mis en lumière notre interdépendance, avec nos chaînes d’approvisionnement complexes. Sans surprise pour les céréales, mais nous ne savions pas qu’autant de verre provenait d’Ukraine, par exemple. Ou de composants de machines. Nos chaînes d’approvisionnement sont devenues si efficaces qu’il n’est plus possible de se tourner un autre fournisseur de verre. Il y a eu des pénuries de main-d’œuvre ; beaucoup de chauffeurs ukrainiens travaillaient en Europe, par exemple. »
Les marques ont absorbé les hausses de coûts
En raison du processus de négociation des prix, les fabricants de marques n’ont pas pu d’emblée répercuter l’augmentation des coûts. « Nous avons absorbé une grande partie de l’inflation des coûts l’année dernière, et nous irons encore plus loin cette année. Les prix à la consommation vont-ils continuer à augmenter ? Les fabricants subissent la pression de la hausse des coûts des intrants, mais ce sont les détaillants qui fixent les prix à la consommation. Ils adoptent des stratégies différentes : leurs prix à la consommation ne sont pas uniquement basés sur les intrants, sur les coûts. Leur approche est descendante et axée sur la demande. »
Et le climat des négociations ne s’est pas apaisé au cours de l’année écoulée. « C’est dommage, car nous devrions relever les défis ensemble. Nous avons tous le même objectif : servir les consommateurs. » Le comportement des consommateurs évolue également : « Après le Covid, les consommateurs avaient fait des économies et avaient envie de reprendre une vie normale. Aujourd’hui, les consommateurs surveillent leurs factures d’énergie et leur budget. »
La concentration augmente
Selon des chiffres récents de la PLMA, la part de marché des marques de distributeurs a atteint des niveaux record, en partie en raison de cette forte inflation. Les consommateurs se tourneront-ils à nouveau vers les marques A lorsque la situation sera redevenue plus favorable ?
« Une crise profite toujours à quelqu’un. Aujourd’hui, les marques de distributeurs se portent très bien, même s’ils augmentent aussi leurs prix. Ce n’est pas un secret, il est difficile de regagner des parts de marché une fois qu’on les a perdues. Les consommateurs reviendront-ils à leurs anciennes habitudes d’achat, se tourneront-ils à nouveau vers les marques qu’ils appréciaient ? Cela dépendra aussi des stratégies des détaillants. Continueront-ils à privilégier les marques de distributeur ? Que vont-ils faire des marques ? »
« Les détaillants contrôlent le prix de leurs marques privées pour les rendre plus attrayantes. Ils décident des produits qu’ils mettent en avant. Ce sont les propriétaires du rayon. Au vu de la part de marché des principaux détaillants en Europe, on constate à quel point les marchés se sont concentrés. Ces « must-have shelves » sont entre les mains de quelques privilégiés. En Belgique, Colruyt détient plus de 30 % de parts de marché et, en tant que marque, il est impensable d’être absent des rayons de ce détaillant. »
« Celui qui possède le rayon détient le pouvoir »
Ces détaillants s’unissent également au sein d’alliances internationales, ce qui leur confère un énorme pouvoir de marché. Des organisations comme Epic Partners ou Agecore sont depuis longtemps une épine dans le pied des fabricants de marques. Elles n’achètent pas collectivement, mais exigent des « droits d’accès » aux fabricants pour pouvoir négocier avec leurs membres. L’argument classique des détaillants est qu’ils n’ont pas d’autre choix que de s’unir pour faire le poids face à des multinationales comme Coca-Cola ou Unilever qui opèrent dans le monde entier, alors que Colruyt, par exemple, n’opère qu’en Belgique et un peu en France.
« Mais l’Europe est composée de différents marchés. Vous êtes en concurrence sur le marché où vous opérez. En Belgique, vous opérez sur le même marché que Colruyt. C’est la raison pour laquelle les multinationales disposent de départements et d’experts locaux, car elles ont besoin de cette connaissance du consommateur local. Les résultats d’une multinationale aux États-Unis sont très différents de ceux en Belgique ou en Allemagne. »
En Europe, certains acteurs sont incroyablement forts par rapport à la taille du marché. « Prenons l’exemple d’Edeka : cette société figure parmi les 20 premières chaînes de magasins au monde alors qu’elle n’opère qu’en Allemagne, un pays qui compte 83 millions d’habitants. Les grandes entreprises de consommation qui prospèrent dans le monde entier n’ont jamais autant de poids que cet acteur a en Allemagne. Cela a un impact sur le pouvoir de négociation. Si ces grandes multinationales étaient vraiment si puissantes, pourquoi sont-elles victimes de déréférencements ? » Celui qui possède le rayon détient le pouvoir.
« Les détaillants ne sont pas des organisations caritatives »
Les détaillants accusent les fabricants de marques internationales de profiter du marché européen. Dans les discussions sur les restrictions territoriales d’approvisionnement, qui imposent aux détaillants de ne s’approvisionner que sur leur marché national, Picnic et Ahold Delhaize ont récemment fait monter la pression d’un cran, indiquant que les glaces Magnum proviennent toutes de la même usine italienne, alors qu’il existe des différences de prix allant jusqu’à 30 % entre les différents pays européens. Comment l’expliquer ?
« Comment le groupe Carrefour explique-t-il une différence de prix de 72 % entre ses gaufrettes Carrefour Bio en Belgique et en Espagne ? Ce produit provient également du même fournisseur. La tarification est plus que la somme des coûts. Est-il possible de comparer tous ces marchés différents ? Pensez aux différences de volumes : La Belgique n’est pas la France. En cas de problèmes, les autorités de la concurrence interviennent. Dans le rapport publié par la Commission en 2020, 17 des autorités nationales de la concurrence n’ont relevé aucun problème. Nous aimerions donc savoir sur quels faits reposent les affirmations d’Ahold Delhaize et Picnic. Les discussions basées sur des faits sont toujours bonnes à prendre. »
L’AIM s’étonne que les détaillants se présentent si facilement comme les défenseurs des consommateurs. « Ce ne sont tout de même pas des associations caritatives. Nous aimerions que la Commission européenne se penche sur ces alliances internationales de distribution. Ce ne sont pas des groupements d’achat : elles n’achètent pas ensemble. Que font-elles conjointement, alors ? Elles ont radicalement changé le marché ces dernières années. Et de telles organisations n’existent nulle part ailleurs dans le monde. Un groupe de concurrents qui peuvent se réunir et exercer un tel pouvoir, c’est du jamais vu. »
Faire grossir le gâteau ensemble
Existe-t-il suffisamment de preuves tangibles qui démontrent l’abus de pouvoir de la part de ces alliances ? « Inversons la question : pourquoi est-il si difficile de démontrer qu’elles profitent aux consommateurs ? Où vont les droits d’accès ? Montrez-le-nous. L’argent que les fabricants de marques versent à ces alliances de distribution, c’est de l’argent qu’ils ne peuvent plus consacrer aux investissements dans l’écologie et à l’innovation. C’est pourtant une composante déterminante, en particulier pour les petits acteurs européens. Les détaillants se tirent une balle dans le pied en sapant leurs fournisseurs. Comment vont-ils atteindre leurs objectifs en matière de développement durable si nous n’innovons pas ? »
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, selon Gibbons : ce genre de discussion ne profite à personne. « Nous devons atteindre le zéro net pour l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Les supermarchés n’y parviendront pas sans le concours des fabricants. Leur empreinte est influencée par la nôtre parce qu’ils nous exposent dans leurs rayons, tout comme notre empreinte est influencée par ce qui se passe en amont de la chaîne. Tout le monde doit avancer dans la même direction. Nous devrions tous examiner les pistes d’amélioration en Europe, afin de ‘faire grossir le gâteau’ ensemble. Les pratiques commerciales déloyales n’y contribuent pas. »