L’affrontement entre l’ancienne et la nouvelle économie s’accélère, alors que les ressources de la planète s’épuisent. Les jeunes se réfugient de plus en plus dans un métavers numérique, les villes et les personnes âgées s’en trouvent appauvries et isolées. Quelles en seront les conséquences pour la consommation ? Jorg Snoeck présente les tendances du retail en 2022.
Quels sont les principaux enseignements de 2021 ?
« L’année 2021 a avant tout montré notre dépendance à une chaîne de valeur mondialisée dans laquelle la production s’est déplacée à l’étranger. Pour ne citer qu’un exemple, le café n’a jamais été aussi cher en dix ans en raison de problèmes dans la chaîne d’approvisionnement et de mauvaises récoltes dues au changement climatique. L’année prochaine, les entreprises devront s’armer contre les perturbations de cette chaîne mondiale qui sont inévitables. La pénurie menace.
Il est acquis que l’alimentation jouera un rôle central à l’avenir. La population mondiale continue de croître, ce qui signifie plus de production et plus d’émissions de CO2, mais il n’y aura bientôt plus assez de terres agricoles. Nous épuisons la Terre et une bataille pour les rares ressources est en train d’éclater. La nouvelle route de la soie du président chinois Xi Jinping vise notamment à acheminer le plus rapidement possible des denrées alimentaires vers l’Asie – un investissement de plus de mille milliards de dollars qui doit commencer à porter ses fruits.
Notre course incessante à la consommation, avec de plus en plus de produits fabriqués, achetés et jetés, conduit le monde à un point de rupture. L’humanité a atteint la capacité de s’autodétruire. Parallèlement aux évolutions économiques mondiales qui nous font franchir toutes les limites géographiques et naturelles, les limites entre l’homme et la nature sont également dépassées. La dégradation des écosystèmes sauvages, l’évolution démographique et le réchauffement de la planète y contribuent tous. Il faut revoir l’ensemble de notre système alimentaire. Si vous voulez en savoir plus, lisez The Future of Food
Dans ces conditions, qu’est-ce qui peut et doit changer dans la chaîne d’approvisionnement ?
« Il faut renouer le lien entre les entreprises, la planète et la société. Car au fond, nous ne constituons qu’un seul écosystème – ce dont les citoyens critiques prennent de plus en plus conscience. Les entreprises qui n’assument pas leurs responsabilités seront sous pression : les talents, les clients, l’opinion publique, la législation et les actionnaires activistes se détourneront d’elles.
Les plus jeunes générations, notamment la génération Z et les Millennials, c’est-à-dire les consommateurs du futur, réalisent que le capitalisme de consommation des dernières décennies a fait du tort à la société. Ils ne veulent pas payer pour ce désastre, mais ils n’auront pas le choix. À l’avenir, il faudra procéder autrement et mettre un terme à la production et la consommation de masse, aux déchets et au gaspillage.
Nous sommes à la veille d’un grand reset. La transparence semble être la clé qui ouvrira la porte d’un système plus juste et plus durable. Dans une chaîne alimentaire complexe, la blockchain permet par exemple de faire d’énormes progrès dans la traçabilité des produits et donc la transparence, la sécurité alimentaire et le commerce équitable. À long terme, la technologie peut modifier fondamentalement les rapports commerciaux.
Imaginez l’impact que pourraient avoir des contrats intelligents sur les relations entre les agriculteurs et les supermarchés, entre les producteurs de café et les torréfacteurs, ou entre les fabricants de grandes marques et les centrales d’achat. Plus encore : ce système permettrait des échanges directs entre le producteur et le consommateur. En d’autres termes, c’est un véritable changement de paradigme.
Outre la blockchain, quelles seront les grandes évolutions technologiques de 2022 ?
« Le mot de 2022 sera sans doute “métavers”. Un monde virtuel où les utilisateurs peuvent s’immerger complètement et satisfaire leurs besoins humains est en passe de devenir le nouvel Internet. Facebook met le paquet avec son nouveau nom Meta. Les employés tiennent déjà des réunions avec un casque de réalité virtuelle. Pour les jeunes, les jeux populaires comme Fortnite et Minecraft sont ce qui s’en rapproche le plus.
Le métavers est un univers numérique qui se mêle de plus en plus au monde physique : la marque de luxe Balenciaga a déjà conçu des vêtements qui peuvent être portés à la fois en ligne, dans le jeu Fortnite, et dans la “vraie vie”. La collection est disponible à la fois dans une boutique virtuelle et dans les magasins physiques. En plus de son identité physique, chacun aura son ombre numérique qui pourrait devenir tout aussi importante que l’être humain de chair et d’os.
Certains vivront-ils entièrement dans le métavers ? Au Japon, on trouve déjà des “hikikomori” qui ne quittent pas leur chambre pendant des mois. C’est de plus en plus possible : le métavers devient un lieu où l’on peut travailler, faire fortune avec des cryptomonnaies et même investir dans des projets immobiliers virtuels. Même les objets et l’art deviennent numériques : en 2022, nous serons bombardés de gadgets virtuels qui apparaîtront sur le marché sous la forme de NFT. Ces certificats d’authenticité donnent de la valeur aux produits virtuels, car ils permettent de les échanger. Par exemple, Quick a déjà vendu la recette secrète de sa sauce Giant sous forme d’un NFT crypté.
Le métavers pourrait bien être la plus grande disruption de l’histoire de l’humanité. Mais qui prendra le pouvoir sur l’ombre numérique de chaque être humain ? La course est lancée entre les géants technologiques américains et chinois. Après la guerre pour la domination du monde, la guerre pour la domination du monde virtuel est désormais déclarée. »
En attendant, à quoi ressemblera le monde physique ?
« Ceux qui en ont les moyens échangeront leur appartement en ville contre une maison avec jardin en périphérie, tout en continuant à se rendre au bureau une ou deux fois par semaine pour des réunions avec leurs collègues. Les villes se retrouvent dans une situation délicate.
Les nomades numériques peuvent même travailler de n’importe où. Ils émigrent et travaillent en ligne depuis des régions où la qualité de vie est plus élevée et le coût de la vie plus faible. Cela pourrait déclencher une fuite des cerveaux : les jeunes, si importants pour le financement de nos pensions, s’en vont. Et qui va payer dans ce cas ? La Belgique compte aujourd’hui 11,5 millions d’habitants, dont seulement 4,4 millions travaillent. Plus d’un tiers des Belges vivent seuls, à peine 28 % des couples ont des enfants. Nous n’avons donc personne pour prendre la succession du groupe croissant de seniors – et encore moins pour les entretenir.
Nous nous trouvons ainsi enfermés dans un cercle vicieux, car pour le dire crûment : les gens vivent trop vieux. Leurs pensions ne leur permettront pas de conserver leur niveau de vie et ils devront solliciter leurs économies. Soit moins d’héritages pour la prochaine génération et moins de droits de succession pour le gouvernement. Ou ils devront consommer moins, mais risquent alors l’isolement. Ironiquement, ce sont ces personnes âgées solitaires qui sont souvent attirées par la xénophobie ou l’extrémisme, alors que l’immigration est indispensable pour garantir leurs pensions. Une forte inflation va encore accélérer ces évolutions l’an prochain. »
Certains craignent qu’une forte inflation n’entraîne une vague de faillites. Est-ce envisageable ?
« 2022 sera malheureusement l’année de toutes les faillites… Deux années de pandémie feront irrémédiablement sentir leurs effets. Alors qu’en 2021, l’économie et de nombreuses entreprises ont été maintenues en vie artificiellement par des mesures de soutien et des achats de rattrapage, 2022 sera l’année où la société devra sortir de son coma. Ce que j’avais prédit en 2020 se produira tôt ou tard : les aides se tariront et les cadavres sortiront du placard.
Les secteurs les plus touchés seront le retail et l’horeca. Une vague de faillites provoquera d’énormes pertes d’emploi, ce qui affectera à son tour une grande partie de la population qui n’en menait déjà pas large. Les travailleurs de l’horeca et du retail constituent déjà un groupe très vulnérable, caractérisé par une grande insécurité et de maigres salaires.
Pour la société, les conséquences sont considérables, puisque ces secteurs emploient au moins un tiers de la population active. Résultat : le fossé va se creuser entre les riches et les pauvres, la polarisation s’accentuer et la classe moyenne diminuer. À terme, certains s’attendent même à ce que la classe moyenne occidentale disparaisse complètement, alors qu’elle continue à grossir en Orient. Le pouvoir – et les débouchés pour les marques et les retailers – est en train de basculer. »
Vous brossez un tableau assez sombre. Voyez-vous aussi des évolutions et des signes encourageants ?
« Il est certain que la R&D et le changement de système peuvent sauver la population mondiale. L’exposition universelle de Dubaï en est un bon exemple. Les Pays-Bas y font la démonstration d’une technologie qui a étonné le monde entier. Les Néerlandais ont conçu un système capable d’extraire 1 200 litres d’eau de l’air, ce qui permettra, grâce à un système ingénieux, de ne plus devoir recourir à la climatisation. Au sommet du dôme, ils cultivent des plantes comestibles en pulvérisant l’eau collectée.
Les Pays-Bas proposent ainsi un magnifique exemple de changement de système. Si vous pouvez produire des aliments sans être tributaire de la terre ou du climat, vous créez un système alimentaire totalement différent. Surtout si l’automatisation supprime les besoins de main-d’œuvre.
Un autre exemple de changement de système est la « Grande muraille verte » de 8 000 km de long pour 15 km de large qui s’étend sur toute la largeur de l’Afrique (onze pays) pour lutter contre le réchauffement de la planète et la désertification. Cette grande muraille verte apporte fraîcheur, emplois, nourriture et espoir à la population locale. Elle ne sera donc pas contrainte d’émigrer, contrairement à la masse croissante de réfugiés climatiques que pourrait également nous apporter 2022. »
Quelle est la voie à suivre pour les retailers ?
« Les nouveaux modèles commerciaux provoquent des frictions croissantes dans le paysage du retail. Les entreprises de livraison de repas comme Deliveroo et Takeaway.com pourraient même devoir s’en expliquer devant les tribunaux, car leur façon de travailler tranche avec ce qui se fait depuis des décennies. Ils sont désormais rejoints par les livreurs express de Gorillas, les Chinois et bientôt, peut-être, le supermarché en ligne tchèque Rohlik. De plus en plus de nouveaux arrivants s’attaquent également au marché des courses en Europe occidentale, qui est encore dominé par des supermarchés « à l’ancienne ».
Le fossé se creuse entre l’“ancienne” et la “nouvelle” économie, et les entreprises traditionnelles éprouvent de plus en plus de difficultés à combler leur retard. Depuis la pandémie, les consommateurs se sont habitués à ce nouveau monde technologique et ils ne vont pas y renoncer. Par exemple, l’e-commerce a connu sa plus forte croissance parmi les personnes âgées et celles qui n’avaient jamais commandé en ligne auparavant. Aujourd’hui, les consommateurs n’attendent rien de moins qu’une facilité d’utilisation absolue, un service rapide et une expérience personnalisée. Si les acteurs traditionnels veulent tenir le rythme, rachats et collaborations sont inévitables. »