La crise du coronavirus a conduit à l’essor des courses en ligne dans toute l’Europe. Les détaillants alimentaires se retrouvent ainsi confrontés à des défis majeurs : comment rentabiliser le commerce électronique avec des marges très réduites et des coûts d’investissement élevés ? Une analyse.
Un taux de pénétration croissant
Les observateurs qui s’étaient montrés sceptiques pendant des années à l’égard du potentiel du commerce électronique pour les courses hebdomadaires ont été rattrapés par la réalité en 2020. Pendant les confinements, les ventes en ligne ont connu une croissance exponentielle qui a bouleversé tous les systèmes. Alors que les supermarchés sont restés ouverts sur presque tous les marchés, la demande en créneaux de commande en ligne a été si forte que la capacité maximale a été largement dépassée. Les détaillants alimentaires ont dû s’empresser d’embaucher du personnel temporaire, d’étendre les horaires de travail et de trouver des espaces de stockage supplémentaires, tandis que leurs fournisseurs ont également dû mettre les bouchées doubles.
Au pic de la crise du coronavirus, le taux de pénétration d’Internet est passé de 8,1 % à 12,4 % au Royaume-Uni. En France, il est passé de 6 % à 10,2 %. En Italie, où le marché du commerce électronique est à la traîne, le taux de pénétration en ligne a doublé pour atteindre 4,3 % et, en Allemagne, un marché dominé par les discounters sans boutiques en ligne, il est passé de 1,5 % à 2,9 %. Fin 2020, la part de marché en ligne s’élevait à 2,4 % en Belgique, 6,7% aux Pays-Bas, plus de 8 % en France et déjà de 14 % au Royaume-Uni.
Mauvaise nouvelle
Ces chiffres sont particulièrement révélateurs, surtout lorsqu’on sait que les ventes hors ligne en magasins ont atteint un pic au même moment et que de nombreux détaillants alimentaires n’avaient pas la capacité suffisante pour répondre à la demande accrue en ligne. Une enquête menée par Bain & Company auprès de 7 500 consommateurs européens en mai 2020 a montré qu’une personne sur cinq avait essayé en vain de passer une commande en ligne au cours des semaines précédentes. Le potentiel était donc beaucoup plus élevé. Le consultant estime que le marché du e-commerce conservera entre 35 et 45 % de cette croissance supplémentaire impulsée par le coronavirus. Le marché se retrouve soudainement propulsé à un niveau qui n’était escompté qu’à l’horizon 2025.
Paradoxalement, il s’agit d’une mauvaise nouvelle pour les détaillants alimentaires : le commerce électronique pèse sur la rentabilité. Alors que les ventes au détail génèrent en moyenne une marge de 2 à 4 %, le e-commerce est souvent déficitaire car les détaillants ne répercutent pas suffisamment les coûts. La livraison de commandes préparées dans un dark store est tout juste rentable, mais les détaillants qui livrent les courses à domicile depuis leurs magasins physiques enregistrent une marge négative de pas moins de 15 %.
Trois pistes
Cependant, ceux qui ne développent pas d’offre en ligne risquent, à terme, la faillite. Que doivent faire les détaillants alimentaires ? Bain avance trois pistes. La nécessité d’investir dans l’optimisation de la chaîne d’approvisionnement semble inévitable : pensez aux centres de distribution électronique centralisés et/ou dark stores locaux plus petits (éventuellement en transformant les magasins existants). Une automatisation avancée augmente considérablement la productivité. Mais cela représente de lourds investissements.
Une deuxième piste est la recherche de nouvelles sources de revenus : vendre des publicités et des bannières sur la boutique en ligne et l’application, offrir de nouvelles possibilités d’activation numériques aux fournisseurs de biens de grande consommation, vendre des données…
Enfin, les détaillants alimentaires doivent se pencher sur leur tarification et la répercussion des frais de livraison. Selon Bain, des améliorations sont possibles : si les livreurs de repas comme Uber Eats s’en tirent avec des frais de livraison élevés sans fâcher les consommateurs, pourquoi les courses hebdomadaires devraient-elles être livrées (presque) gratuitement ?
Le commerce électronique dans l’alimentation : quatre modèles commerciaux
Les détaillants alimentaires et les pure players abordent leurs activités de commerce électronique de différentes manières, en fonction de leur modèle économique et de la maturité de leur département numérique. En gros, ils ont deux options pour préparer les commandes : dans les magasins (existants), ou dans un dark store ou un centre de e-distribution. Et ils ont également deux options pour faire parvenir les courses jusqu’au consommateur : la collecte ou la livraison. Toutes les combinaisons ont leurs avantages et leurs inconvénients.
1. Préparer les commandes en magasin et demander aux clients de venir les récupérer (click-and-collect)
Un employé récupère les produits commandés dans les rayons du magasin et les prépare, et les clients viennent chercher leur commande à l’heure prévue. Cette méthode de travail nécessite le plus petit investissement de départ et constitue donc un moyen accessible pour les supermarchés de se lancer dans le commerce électronique. Mais le coût opérationnel est élevé : l’agencement des magasins ne permet pas une préparation efficace des commandes. Lorsque le nombre de commandes augmente, les préparateurs de commandes se retrouvent dans le chemin des clients et n’ont pas suffisamment d’espace pour préparer les paniers. Dans ce cas, il faut passer à la phase suivante.
2. Préparer les commandes en magasin et les livrer à domicile
Dans l’ensemble, cette méthode de travail présente les mêmes avantages et inconvénients que l’option 1. Le détaillant alimentaire peut soit se charger directement des livraisons, ce qui suppose un coût important qu’il peut ou non répercuter intégralement sur le client, soit faire appel à des services de livraison externes. Les services de livraison à vélo, qui visaient initialement le secteur de la restauration, ont désormais conclu des accords avec des détaillants alimentaires dans de nombreux pays. Carrefour et Uber Eats ont par exemple signé un accord de partenariat en Europe. Aux États-Unis, des services de personal shopper, tels qu’Instacart et Doordash (aujourd’hui côté en bourse), existent depuis plus longtemps : ils récupèrent les courses en magasin et les livrent à domicile ou sur le lieu de travail.
3. Préparer les commandes dans un dark store pour le click-and-collect
Pour préparer plus efficacement les commandes en ligne, les détaillants doivent investir dans des centres d’e-distribution spécialisés et de préférence largement automatisés. Ces magasins sont parfois appelés des « dark stores », car il arrive aux chaînes de supermarchés de convertir les magasins non rentables ou une partie de la surface de vente excédentaire en centres de e-distribution. Les hypermarchés, par exemple, disposent souvent d’une trop grande superficie et peuvent donc réaffecter une partie de leur espace de vente pour approvisionner plus efficacement leur point de retrait (ou plusieurs points de retrait dans la région). C’est l’une des raisons pour lesquelles le « Drive » est devenu le modèle dominant en France, avec des points de retrait efficaces dans le parking des magasins. Souvent, l’offre proposée en Drive est plus restreinte que celle des magasins physiques. La nouvelle tendance dans ce domaine est le « Drive Piéton » ou point de retrait en ville : non pas sur le parking d’un hypermarché, mais dans une supérette du centre-ville. Les dark stores supposent un investissement substantiel, et les détaillants doivent également tenir compte des coûts de transport entre le centre de e-distribution et les points de retrait.
4. Préparation des commandes dans un centre de e-distribution pour la livraison
Les grands centres de distribution robotisés pour le commerce électronique permettent le traitement optimal des commandes en ligne. L’un des précurseurs dans ce domaine est le pure player britannique Ocado : au départ détaillant en ligne, il réalise désormais le gros de son chiffre d’affaires et de sa croissance avec la vente de sa technologie à d’autres détaillants, comme Kroger aux États-Unis ou Marks & Spencer au Royaume-Uni. Ces détaillants utilisent les solutions technologiques d’Ocado, comme les centres de données et l’algorithme, pour optimiser les itinéraires de livraison, la convivialité de l’interface de l’application et, surtout, l’automatisation complète des centres de distribution. Aujourd’hui, les marchandises sont déjà entièrement traitées par des robots. Les images sont impressionnantes (voir la vidéo au bas de l’article) ! Ocado est donc finalement une entreprise technologique, déguisée en supermarché en ligne.
Livraison efficace
La plupart des marchés voient la livraison comme la clé du succès en ligne, mais elle représente un défi. La société hollandaise Picnic utilise des camionnettes électriques qui se déplacent selon des itinéraires fixes. Les clients peuvent suivre la camionnette dans l’application. Pour les petites courses en ville, les détaillants optent pour la livraison à vélo(-cargo).
Plusieurs acteurs testent le potentiel des voitures ou robots autonomes. La start-up américaine Robomart a mis au point un magasin de proximité entièrement automatique et autonome qui livre une sélection de produits frais à domicile. Il dispose d’un espace réfrigéré pouvant accueillir cinquante à cent produits frais différents, comme des légumes, des fruits, des produits laitiers, de la viande ou des pâtisseries. La voiture électrique roule à 25 kilomètres par heure et dispose d’une autonomie de 130 kilomètres. Stop & Shop notamment, une chaîne américaine d’Ahold Delhaize, a déjà testé la voiture.
Sur le High Tech Campus d’Eindhoven, les collègues d’ Albert Heijn ont également testé un robot de livraison 100 % autonome baptisé Aitonomi. Tesco et Metro , entre autres, ont déjà testé les robots de livraison autonomes de Starship Technologies. L’étape suivante : les drones. Il faudra toutefois un certain temps avant que la technologie soit au point et que la législation l’autorise.
Cet article est basé sur un extrait du livre « The Future of Food » de Jorg Snoeck, fondateur de RetailDetail, et Stefan Van Rompaey, rédacteur en chef, qui sera publié par Lannoo Campus et Van Duuren Management fin septembre.