Combien de temps le supermarché restera-t-il le canal de distribution dominant pour les produits alimentaires ? De nouveaux concepts et modèles « direct-to-consumer » érodent peu à peu la « part d’estomac » des magasins d’alimentation physiques traditionnels. Et la crise sanitaire a encore accéléré cette évolution.
La fin d’une formule à succès
Pendant plusieurs décennies, le supermarché a été le canal privilégié pour l’achat de denrées alimentaires. Les magasins spécialisés, les marchés traditionnels et les laitiers et autres marchands de légumes ambulants ont été peu à peu relégués au second plan ou ont pratiquement disparu. Des années 1960 au début du XXIe siècle, le « one-stop-shop » est resté la formule à succès. Pendant toutes ces années, le modèle économique des supermarchés n’a pas subi d’évolution significative : les innovations marquantes se résument finalement au code-barres et au self-scan.
Mais les choses sont en train de changer : de nouveaux modèles économiques remettent en question l’hégémonie du supermarché et de l’hypermarché. Ils vont des petits marchés de producteurs hyperlocaux aux modèles e-commerce innovants basés sur des algorithmes sophistiqués et la technologie blockchain. Le retail évolue parce que le monde évolue.
Mais le principal problème du supermarché et de l’hypermarché tient peut-être au fait que la notion de consommation de masse est dépassée. Dans les années 1960 et 1970 marquées par l’apparition puis l’apogée des supermarchés et hypermarchés, l’Europe était largement en mode croissance. La prospérité augmentait et consommer était pour beaucoup l’accomplissement d’un rêve. La société étant encore très homogène, les spécialistes du marketing pouvaient travailler sur la notion tautologique « du » consommateur. Les clients avaient tous des souhaits très semblables : des marques fortes, des produits de qualité, des offres attrayantes…
Mais c’est du passé : notre société n’a jamais été aussi fragmentée, multicolore, hétérogène. Les divisions se sont creusées en termes de pouvoir d’achat, de backgrounds culturels, de préférences culinaires, de compositions familiales et d’allocation du temps. Et depuis la percée du smartphone, chacun a un centre commercial dans sa poche : un point d’accès à un assortiment de produits infini qu’il peut comparer en termes de prix, de qualité et d’origine.
Impasse
Dans ce contexte, comment les supermarchés et hypermarchés peuvent-ils répondre à ces besoins fragmentés avec leur approche « tout sous un même toit » ? Le chef amateur qui se rend à l’hypermarché pour son large éventail de produits frais peut s’irriter de la présence d’un rayon promotions où les chasseurs de bonnes affaires s’arrachent les produits les moins chers. Le consommateur responsable doit y tolérer les promotions criardes des grandes marques industrielles qui côtoient le beau rayon bio. La section traiteur propose des plats du monde entier, et ceux-ci ne sont jamais assez authentiques pour ceux qui recherchent les saveurs de leur enfance.
En essayant de plaire tout le monde, l’hypermarché séduit de moins en moins de consommateurs. Mais un tel modèle économique ne peut pas non plus se permettre de faire des choix trop tranchés : l’hypermarché doit vendre pour couvrir ses coûts fixes élevés. Et malgré de nombreux tests et projets pilotes intéressants, les retailers ne parviennent pas encore à sortir de cette impasse.
Entre-temps, de nouveaux concepts et modèles économiques ne cessent d’apparaître, et tous grignotent – chacun dans une très faible mesure – la part d’estomac du magasin d’alimentation physique traditionnel. Une évolution qu’a encore accélérée la crise sanitaire.
La disruption vient de l’extérieur
Les retailers comme les fabricants étudient de nouveaux modèles commerciaux inspirés des – ou imposés par ? – les grands acteurs de l’e-commerce. Des géants comme Amazon, Alibaba ou Google développent non seulement de puissantes boutiques en ligne et autres marketplaces, mais aussi d’impressionnants écosystèmes mondiaux comprenant services de livraison, systèmes de paiement, services de streaming, réseaux publicitaires, programmes de fidélisation, marques de distributeur et bien plus encore. Il est inévitable que ces empires impriment également leur marque sur le marché FMCG.
La véritable disruption vient souvent de l’extérieur. Il suffit de regarder l’industrie automobile, où ce sont Google et Tesla qui bouleversent le marché, pas BMW ou Renault. Amazon est plus une entreprise technologique qu’un retailer, et n’est pas gênée par l’expérience ou la tradition. Elle peut donc expérimenter à sa guise des services de livraison et des magasins sans caisse. De toute manière, Jeff Bezos gagne assez d’argent avec ses services cloud et en vendant des publicités. De nouveaux venus comme Ocado, Picnic ou HelloFresh se présentent également comme des start-ups technologiques. Domino’s se définit comme une « entreprise technologique déguisée en entreprise de marketing déguisée en pizzeria ».
Ce n’est probablement pas une coïncidence si les multinationales FMCG s’achètent de plus en plus de l’innovation en prenant des participations dans des start-up : Unilever a racheté Dollar Shave Club, Walmart a acquis Jet.com, Carrefour organise des hackatons et a conclu un partenariat étroit avec Google… Une autre stratégie est l’imitation : les chaînes de supermarchés traditionnelles lancent leurs propres services de livraison, box repas, applications, « fermes urbaines »… Reste à savoir si la copie peut être meilleure que l’original.
Quoi qu’il en soit, de nouveaux acteurs et modèles économiques grignotent le chiffre d’affaires des grandes chaînes de supermarchés, et la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer ces évolutions. Les supermarchés devront faire preuve d’une grande agilité pour sortir victorieux de cette tempête parfaite.
Inspiration, variété, commodité
La percée des box repas est exemplaire. Le nom HelloFresh est devenu presque synonyme du concept selon lequel les consommateurs se font livrer des ingrédients à leur domicile en portions appropriées, avec des instructions claires sur la manière de les cuisiner. Pour le consommateur, les avantages sont nombreux : il ne doit pas se rendre au supermarché, il trouve de l’inspiration et de la variété, il découvre de nouveaux ingrédients ou de nouveaux modes préparation, et il garde la satisfaction de préparer un repas maison parfaitement équilibré. Comme tout est livré dans les bonnes portions, il évite tout gaspillage. Cela s’appelle faciliter la vie de ses clients.
HelloFresh sait fidéliser ses clients. Les résultats réalisés lors d’une année 2020 marquée par la pandémie sont impressionnants : le chiffre d’affaires a plus que doublé, le bénéfice brut multiplié par dix, 5,3 millions de clients actifs… Certes, l’entreprise reste un acteur minuscule sur le marché de l’alimentation – mais elle érode peu à peu la part des grandes surfaces. Et comme les supermarchés sont confrontés à des coûts fixes très élevés, chaque euro perdu fait mal.
Le roi des box à repas fait de nombreux adeptes : Blue Apron aux États-Unis, Marley Spoon à Berlin, Mealhero (en version surgelée) à Gand. Et tous espèrent surfer sur l’évolution des comportements culinaires. Carrefour a donc développé son propre kit repas avec Simply You, Albert Heijn en a fait de même avec la Allerhandebox. La multinationale agroalimentaire Nestlé a racheté les vendeurs de recettes britanniques SimplyCook et Mindful Chef. Et HelloFresh elle-même a déjà testé le potentiel des ventes en supermarché, notamment chez Sainsbury’s et Delhaize. Il semble ainsi que la box repas ne soit pas une simple mode.
Le modèle Nespresso
Si HelloFresh et consorts font planer une telle menace sur les supermarchés traditionnels, c’est surtout par le fait que ces entreprises s’adressent directement aux consommateurs. Elles n’ont pas besoin de supermarchés comme intermédiaires. Et toutes sont propriétaires des données relatives clients et aux comportements de consommation. Or ces données valent de l’or : dans le meilleur des cas, elles vous permettent de prédire quel client commandera quelle recette. Ce qui représente d’énormes gains d’efficacité, puisque vous pouvez prévoir vos ventes et planifier vos achats avec une grande précision. La plupart des fabricants de marques sont pieds et poings liés à leurs clients, les supermarchés. Ceux-ci sont rarement disposés à partager ces données, à moins de les payer au prix fort.
Pour de nombreux fabricants, le Saint Graal est donc le modèle Nespresso. Initialement, la marque de Nestlé voulait pénétrer le marché B2B. Mais ses responsables ont rapidement découvert que les consommateurs aussi aimaient s’offrir une expérience café haut de gamme à la maison. La société a donc mis en place ses propres canaux de distribution comme s’il s’agissait d’une marque de mode, avec un mélange de boutiques en ligne et de flagship stores. Pour encore faciliter la vie des consommateurs, elle a même mis en place une formule d’abonnement. Aujourd’hui, Nespresso connaît parfaitement ses clients et leurs préférences. Elle a un contrôle total de l’expérience de marque, à chaque étape du parcours du client. Elle n’a pas à négocier avec les acheteurs exigeants des chaînes de supermarchés – même si elle doit accepter la concurrence des marques privées qui commercialisent des capsules compatibles et moins chères. Un ciel bleu ne le reste jamais très longtemps.
Les marques de produits alimentaires qui s’adressent directement aux consommateurs restent pour l’instant très minoritaires, mais leur nombre est en augmentation constante. Si le modèle de l’abonnement semble percer davantage dans le non-food, notamment avec les rasoirs (Dollar Shave Club), les couches (Ontex) ou les aliments pour animaux, il est un fait que les choses bougent. Voyez Magic Spoon, une marque américaine de céréales pour petit-déjeuner pour adultes, saines, riches en protéines, pauvres en glucides et sans sucre. « Nous avons passé des années à chercher une version saine à ces délicieuses et très addictives bombes de sucre de notre enfance, mais nous n’avons rien trouvé », expliquent les cereal entrepreneurs Gabi Lewis et Greg Sewitz sur leur site web. Ils ont donc développé leur propre alternative qui ne procure aucun sentiment de culpabilité. Et la vendent uniquement en ligne, avec possibilité d’abonnement. La tendance aux aliments low-carb n’a rien de neuf, mais Kellogg’s a réussi à passer à côté jusqu’à présent. Même si la multinationale a évidemment toujours la possibilité de racheter ou de copier la start-up.
Les multinationales observent
Un grand nombre de ces start-up direct-to-consumer qui ont réussi se positionnent sur des marchés de niche, comme les aliments sains ou les produits diététiques. Dirty Lemon est une marque d2c de boissons saines. L’entreprise utilise une plate-forme conversationnelle par SMS (c-commerce) pour vendre ses produits. Il est possible de passer commande sur la boutique en ligne, mais aussi dans The Drug Store, leur magasin physique à New York. Un magasin sans personnel. Les clients font leurs achats avec leur téléphone portable : il leur suffit d’envoyer un SMS à un numéro de téléphone figurant sur l’étiquette de la bouteille qu’ils prennent dans le rayon.
Au premier achat, le chatbot demande le numéro de carte de crédit du client. Pour les paiements ultérieurs, le système utilise le numéro de téléphone pour identifier le client. À peine 5% des bouteilles prises dans le magasin n’ont pas été payées, car le système est basé sur la confiance. Le magasin dispose également d’une entrée secrète à l’arrière : si vous avez interagi avec la marque à plusieurs reprises, vous pouvez obtenir une carte d’entrée pour goûter de nouvelles boissons dans un bar. L’un des actionnaires de l’entreprise est… Coca-Cola.
La start-up française Feed fournit des substituts de repas et des collations équilibrées dans toute l’Europe. Ses produits sont végans, sans gluten, sans lactose et sans OGM. Les abonnés reçoivent un colis mensuel avec une réduction de 20%. Ses produits sont également disponibles dans cinq mille magasins en Belgique, en France, en Italie, en Espagne et au Royaume-Uni. La start-up allemande justspices.de vend des mélanges d’herbes et d’épices en ligne, Yooji livre des aliments bio pour bébés à domicile – une idée que Danone a jugée suffisamment intéressante pour prendre une participation dans l’entreprise. À Berlin, Foodspring est spécialisée dans l’alimentation fonctionnelle pour une vie « plus saine, plus heureuse et plus productive ». Mars l’a racheté en 2019 pour l’intégrer à sa division Mars Edge, spécialisée dans les solutions nutritionnelles prometteuses et notamment la nutrition personnalisée.
Ici et là, des multinationales lancent leurs propres essais de ventes directes aux consommateurs. Il s’agit souvent de projets à petite échelle, comme du papier cadeau pendant les fêtes. Certaines vont un peu plus loin : Mars offre aux consommateurs la possibilité de commander des M&M’s personnalisés pour un anniversaire, un baptême ou un mariage. En pleine crise sanitaire, PepsiCo a lancé deux armoires à bonbons virtuelles aux États-Unis : les consommateurs américains peuvent désormais commander des produits PepsiCo sur les sites PantryShop.com et Snacks.com et se les faire livrer gratuitement à leur domicile dans les deux jours. Il est également possible d’envoyer une commande en cadeau à des amis et parents. Aux Pays-Bas, l’entreprise vend directement aux consommateurs des produits proches de leur date de péremption comme des chips et des céréales pour petit-déjeuner dans des box surprises sous le nom d’Unwasted. L’objectif est de lutter contre le gaspillage. Les boîtes sont disponibles sur la boutique en ligne de l’entreprise et l’application anti-gaspi Too Good To Go.
Les agriculteurs aussi
Ces évolutions se répercutent naturellement sur le secteur agricole. Comment un agriculteur peut-il éviter la criée, le grossiste et le supermarché ? Les magasins de fermes ne sont pas neufs et ont connu un bref renouveau en période de confinement, mais ils restent des initiatives locales et à petite échelle. Mais l’e-commerce ouvre d’énormes possibilités. L’économie de partage inspire également les agriculteurs : dans toutes les villes apparaissent des sociétés qui permettent d’acheter des colis de légumes par abonnement, directement de la ferme. C’est également possible pour la viande : le concept notrevache.be permet par exemple à des consommateurs de s’unir pour acheter une vache en ligne. Vous choisissez une race, réservez une portion et une fois que le compteur atteint 100%, la vache est partagée en colis égaux livrés gratuitement à votre domicile.
On assiste aussi à l’émergence de marchés de producteurs en ligne, où il est possible de commander des produits frais locaux et bio. L’entreprise bruxelloise eFarmz.be a vu son chiffre d’affaires tripler en 2020 et prévoit un nouveau doublement en 2021. En France, Kelbongoo ouvre des points d’enlèvement de produits agricoles dans de nombreuses villes. Aux États-Unis, une start-up planche sur Farmers Post, un concept qui permet aux agriculteurs d’envoyer leurs surplus par la poste à prix réduit, ce qui permet aux consommateurs d’accéder à des produits frais et locaux où qu’ils se trouvent. Que restera-t-il encore aux supermarchés ?
Cet article est basé sur un extrait du livre « The Future of Food » de Jorg Snoeck, fondateur de RetailDetail, et Stefan Van Rompaey, rédacteur en chef, qui sera publié par Lannoo Campus fin septembre.