Après que les distributeurs ont fait leur entrée dans le secteur de l’horeca avec des solutions de repas, un mouvement inverse est en train d’émerger, avec des sociétés de restauration livrant des repas à domicile. Que signifie « food as a service » pour la distribution alimentaire ?
Marques virtuelles
Dans la lutte pour la « part de l’estomac », les détaillants alimentaires se sont mis à développer de plus en plus de services de restauration, des plats préparés aux coins sushis, faisant ainsi leur entrée dans le secteur de la restauration. C’est ce qu’on appelle le blurring, ou la tendance à l’effacement des frontières entre la distribution et les services de restauration. Mais l’horeca fait également le chemin inverse, en servant à domicile des clients qui ne viennent pas manger sur place.
Si les plats à emporter ne datent pas d’hier (il suffit de penser aux plats chinois à emporter), les restaurants fantômes ou « cloud kitchen » sont un phénomène nouveau. Ces restaurants sans salle cuisinent exclusivement pour les services de collecte et de livraison tels que Deliveroo, Takeaway ou Uber Eats. Ces plateformes de livraison sont en quelque sorte en passe de devenir les Spotify ou Netflix de l’horeca : elles ouvrent la voie à une façon de consommer totalement inédite. Un repas est à portée de clic sur un smartphone. Les applications de livraison affichent des noms de restaurants dans lesquels on ne peut pas entrer. Il s’agit de marques virtuelles, développées en fonction de la demande du marché.
Automatiser la production
Les observateurs tablent sur une forte croissance de ce secteur. Selon une enquête d’Euromonitor, le chiffre d’affaires de la livraison de repas à domicile a plus que doublé entre 2014 et 2019, et plus de la moitié de la population mondiale n’hésite plus à commander des repas dans un restaurant qui ne dispose pas de salle physique. Le chiffre d’affaires total de cette industrie pourrait atteindre un billion de dollars (900 milliards d’euros) d’ici 2030, prévoit Euromonitor. La pandémie de coronavirus a incontestablement donné un coup de pouce à ce secteur.
Le grand avantage d’un restaurant fantôme est sa structure de coûts moins lourde par rapport à un « vrai » restaurant. Avec des frais de personnel et immobiliers moins élevés, l’exploitation d’une « dark kitchen » est plus rentable, explique Michael Schaefer, d’Euromonitor, à Restaurant Dive. Par exemple, 60 % du prix d’un Starbucks Latte sont engloutis dans les frais de loyer et de personnel, explique-t-il.
De plus, dans ces cuisines, il est possible d’automatiser une partie du processus de production. Dans cinq à dix ans, il sera possible de préparer des pizzas, des ramens ou du café, entre autres, de manière totalement automatisée, ce qui permettra de produire plus vite et à moindre coût. Des enseignes telles que McDonald’s (à Londres) et Chick-fil-A (à Nashville) testent également le potentiel des restaurants fantômes. En outre, ce concept donne aux marques alimentaires la possibilité d’atteindre directement les consommateurs.
Les données comme ingrédient
La majorité des restaurants fantômes se trouvent actuellement en Chine, où il y en a déjà plus de 7.500. En Inde (3.500) et aux États-Unis (1.500), le marché se développe également rapidement. Au Benelux, ce marché n’en est encore qu’à ses débuts. Albert Heijn a testé à Amsterdam le service de repas « Allerhande Kookt » : les repas sont préparés en cuisine à partir de la vaste base de données de recettes de Allerhande et sont ensuite livrés par Thuisbezorgd.nl et Deliveroo. L’exercice est loin d’être évident. Colruyt Group teste également un concept de restaurant fantôme à Bruxelles, baptisé Rose Mary, qui propose des repas fraîchement préparés tous les jours. Les repas commandés le matin sur www.chefrosemary.be sont livrés le soir à domicile ou sur le lieu de travail par un livreur à vélo.
Deliveroo investit également dans les cuisines virtuelles : avec Deliveroo Editions, l’entreprise met des conteneurs aménagés en cuisine à disposition des start-ups du secteur au Royaume-Uni. Celles-ci ne doivent pas payer de loyer : le service de livraison ne prend qu’une commission sur le chiffre d’affaires. Les données clients déterminent le lieu d’installation des conteneurs et les plats qui y sont préparés. Car les données sont bien entendu l’ingrédient principal des plats de ces cuisines fantômes. Grâce aux statistiques des utilisateurs, Deliveroo connaît parfaitement les préférences culinaires de chaque quartier. La lutte continue.
Le service de livraison livre également les courses
Ces services de livraison à vélo sont un véritable phénomène. En l’espace de quelques années, nous avons assisté à une vague de consolidation déferlante. Aujourd’hui, Deliveroo, Just Eat Takeaway et Uber Eats sont des géants cotés en bourse et implantés dans le monde entier, aux méthodes pourtant critiquées en raison du statut de freelance souvent non protégé des livreurs. Outre les restaurants, les services de livraison ont également découvert le monde de la distribution : si on peut livrer des repas à domicile, on peut faire de même avec les courses. De plus en plus de détaillants s’associent avec des sociétés de livraison de vélos, car cela leur permet de servir de nouveaux clients et de répondre à de nouveaux moments d’achat sans consentir de gros investissements. Il ne s’agit pas des courses hebdomadaires, mais plutôt d’achats de dépannage ou d’achats impulsifs. Les consommateurs veulent tout simplement plus de flexibilité et de choix.
Dans plusieurs pays européens, Uber Eats livre les courses pour des entreprises comme Carrefour, Cora et Morrisons. Deliveroo a conclu des partenariats avec Carrefour, Monoprix et Picard en France, avec Aldi au Royaume-Uni et avec Marks & Spencer à Hong Kong, à Singapour et aux Émirats arabes unis. Aux États-Unis, les services de livraison à domicile comme Instacart et DoorDash sont en plein essor depuis quelques années. Et cette courbe reste ascendante.
Lutte sur les pistes cyclables
Un autre phénomène récent est l’essor des « livreurs express » : des services de livraison qui garantissent la livraison des courses à domicile en dix à quinze minutes. Un service typique des grandes villes, bien sûr. Weezy a été lancé à Londres en 2020, dirigé par le Belge Kristof Van Beveren, ancien manager de la start-up Showpad. Weezy livre les courses à partir de centres locaux dans un délai de 15 minutes en scooter électrique ou à vélo. Depuis Londres, l’entreprise souhaite s’implanter dans d’autres villes britanniques.
La société turque de livraison express Getir, fondée en 2015, veut conquérir le Royaume-Uni, mais aussi le reste de l’Europe, avec des livraisons en moins de dix minutes. En Turquie, la start-up traite déjà cinq millions de commandes par mois. Dija est un autre service de livraison express similaire, fondé par deux anciens cadres de Deliveroo. Cette entreprise met l’accent sur l’exploitation intelligente de données pour identifier des tendances d’achat et gagner en efficacité. Fondé en Allemagne, le service de livraison Gorillas est désormais actif dans plusieurs villes d’Allemagne, des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Ce mois-ci, le service a débarqué à Anvers et à Bruxelles. La société russe Yandex livre également dans un délai de 15 minutes à partir de ses dark stores, et souhaite maintenant s’attaquer à Paris et à Londres. Le segment est de plus en plus couru…
Cet article est basé sur un extrait du livre « The Future of Food » de Jorg Snoeck, fondateur de RetailDetail, et Stefan Van Rompaey, rédacteur en chef, qui sera publié par Lannoo Campus et Van Duuren Management fin septembre.