L’implosion de l’alliance AgeCore met en lumière le conflit d’intérêts qui oppose les supermarchés et les fabricants de produits de marque : les multinationales exigent des mesures contre les abus de pouvoir, les retailers défendent la liberté d’entreprendre. Attention : des alliances encore plus importantes sont peut-être en préparation.
14 milliards d’euros par an
Le départ d’Edeka et d’Intermarché de la puissante alliance de retailers AgeCore a fait l’effet d’une bombe dans la grande distribution européenne. Subitement, toutes les alliances d’achat existantes sont remises en question. Avec une guéguerre de relations publiques à la clé. L’AIM, l’association européenne des fabricants de produits de marque, a publié un communiqué de presse mettant en garde contre les conséquences d’un jeu de chaises musicales dans le food-retail. « Le départ d’Edeka pour Everest, où elle rejoint le supermarché en ligne Picnic, crée un tout nouveau phénomène dans la grande distribution européenne, avec le risque que des abus se propagent dans les rayons physiques et en ligne », a déclaré Michelle Gibbons, directrice générale de l’AIM.
EuroCommerce, la fédération de la grande distribution européenne, a immédiatement réagi : « Les alliances conclues dans le retail aident les puissants fabricants de produits de marque mondiale à promouvoir leurs produits et les retailers à atténuer les effets de la fragmentation active du marché intérieur par les fabricants de marques, qui coûte aux consommateurs au moins 14 milliards d’euros par an », a déclaré Christian Verschueren, son directeur général. Il fait référence aux « restrictions territoriales de l’offre » appliquées par les fabricants : les prix d’un même produit peuvent varier énormément même au sein du marché unique européen, mais ces restrictions empêchent les retailers de passer de commandes en dehors de leur pays.
AB InBev, par exemple, a été condamnée à une amende de 200 millions d’euros en 2019 pour avoir fait payer aux consommateurs belges des prix trop élevés pour sa pils Jupiler entre 2009 et 2016. Le brasseur empêchait les retailers de s’approvisionner à moindre coût aux Pays-Bas. Il s’agit d’une forme d’abus de pouvoir qui va à l’encontre du principe de la libre circulation des marchandises.
Pratiques controversées
La logique qui sous-tend les alliances dans la grande distribution est claire : les food-retailers sont généralement actifs dans un nombre limité de pays, alors que les multinationales opèrent souvent à l’échelle mondiale. Les fabricants de produits de marque réalisent ainsi des marges jusqu’à dix fois supérieures à celles des détaillants. Les supermarchés disent ainsi n’avoir guère de moyens de se défendre contre les augmentations de prix imposées unilatéralement. En 2020, un rapport rédigé à la demande du Parlement européen arrivait déjà à la conclusion que les alliances dans la grande distribution n’étaient pas une source de concurrence déloyale. « Les alliances d’achat entre détaillants sont devenues une composante essentielle des chaînes d’approvisionnement des épiceries. Elles peuvent offrir aux consommateurs des prix plus bas sur les produits alimentaires et de soins personnels qu’ils achètent au quotidien », avait à l’époque déclaré la commissaire européenne, Margrethe Vestager.
Pourtant, certaines pratiques de ces alliances d’achat restent très controversées. On a notamment pu s’en apercevoir quand de grandes multinationales comme Pepsico, Nestlé, Mars, Douwe Egberts et Coca-Cola ont été visées par des boycotts orchestrés par AgeCore entre 2018 et 2020. Les produits des entreprises concernées ont ainsi disparu temporairement des rayons de Colruyt en Belgique, d’Edeka en Allemagne, d’Intermarché en France, de Coop en Suisse, de Conad en Italie et d’Eroski en Espagne. Du jamais vu. En France, la chaîne de supermarchés Intermarché doit à présent se défendre devant les tribunaux d’une accusation d’abus de pouvoir par le biais d’AgeCore. L’alliance exigerait des contributions trop élevées sans réelle contrepartie. Eurelec, l’alliance formée par E. Leclerc et Rewe, s’est déjà vu infliger une amende en France pour des motifs similaires.
Concentration et pouvoir d’achat
Des arguments soutiennent l’idée selon laquelle les détaillants sont dominants dans leurs relations commerciales avec leurs fournisseurs. Tout d’abord, on observe une tendance à la concentration sur le marché de la grande distribution. Dans de nombreux pays, la part de marché du Top 3 dépasse les 75%. Et qui dit part de marché dit pouvoir. En outre, les retailers exercent davantage de contrôle sur le processus de vente (de nombreuses décisions d’achat sont prises dans les magasins), disposent de plus grandes quantités de données sur le comportement des clients (l’information fait la force) et sont en concurrence directe avec les fabricants de marques avec leurs marques de distributeur. Un grand retailer peut parfois peser jusqu’à 20% du chiffre d’affaires d’un fabricant, alors qu’à l’inverse, même un grand fournisseur de produits de marque ne représentera jamais plus de 2 à 3% du chiffre d’affaires du retailer. Il y a donc un déséquilibre.
Mais EuroCommerce conteste ce raisonnement : individuellement, les achats des retailers auprès d’un fournisseur d’une marque mondiale ne représentent qu’une infime partie de son chiffre d’affaires global, généralement moins de 5%. Et dans de nombreuses catégories de produits, un fabricant individuel peut détenir jusqu’à 80% du marché. Selon EuroCommerce, c’est ce critère qui devrait être utilisé pour évaluer le pouvoir de négociation relatif. L’organisation souligne encore que les retailers opèrent sur un marché hyperconcurrentiel : les consommateurs n’hésitent pas à se tourner vers la concurrence dès qu’un supermarché n’a pas un produit jugé « indispensable » dans ses rayons. De plus, les fournisseurs disposent d’un large panel de possibilités pour distribuer leurs produits et vendent de plus en plus directement aux consommateurs.
Robin des Bois
Et ces arguments aussi se tiennent. En effet, les résultats financiers montrent clairement que les fabricants de produits de marque font systématiquement mieux que la grande distribution dans des indicateurs cruciaux comme la marge bénéficiaire nette, le retour sur investissement, la valeur actionnariale et la capitalisation boursière. En d’autres termes : malgré leur prétendue « dominance », les retailers ne parviennent toujours pas à convertir ce pouvoir en performances économiques ou financières – même quand ils sont membres d’une organisation d’achat. Cela provient du fait que les retailers sont incapables de conserver les avantages qu’ils obtiennent auprès de leurs fournisseurs : ils font immédiatement bénéficier leurs propres clients, les consommateurs, de la moindre remise qu’ils obtiennent sous la forme de réductions de prix et de promotions. C’est ce que le professeur de marketing Marcel Corstjens appelle le « syndrome de Robin des Bois » dans son livre Penetration (2015) : les retailers redistribuent immédiatement aux pauvres consommateurs tout ce qu’ils « volent » aux riches multinationales.
Car si les retailers ont un certain pouvoir sur leurs fournisseurs, ils n’en ont aucun sur leurs collègues. La concurrence est féroce dans la grande distribution. Les clients sont volatiles : ils changent rapidement de magasin quand ils trouvent une meilleure offre ailleurs. La concurrence par les prix y constitue une arme évidente. Car il est très difficile aux retailers de se différencier réellement : leurs coûts fixes élevés (immobilier et personnel, entre autres) les obligent à s’adresser au public le plus large possible. Quand s’ils parviennent à faire la différence avec un service ou une innovation unique, la concurrence s’empresse de les copier. Leur pouvoir reste donc très relatif.
Des alliances transatlantiques ?
Dans une récente interview accordée à German Retail Blog, Marcel Corstjens souligne que les autorités qui imposent de lourdes amendes aux retailers ne font pas grand-chose pour remédier aux abus de pouvoir évidents des multinationales. « Les retailers ont mal défendu leur position alors que Nestlé, Mars et Coca-Cola font un excellent travail de lobbying auprès des autorités européennes et nationales de la concurrence », estime-t-il. « Les commissions parlementaires sont composées d’élus qui sont probablement de fins politiciens, mais qui n’ont malheureusement qu’une connaissance limitée du commerce et de son réseau d’interactions complexe. C’est comme si des apprentis électriciens voulaient contrôler une centrale nucléaire. Ils ne semblent pas comprendre un fait très basique : les retailers font exactement ce que veulent les régulateurs, c’est-à-dire fournir aux consommateurs des produits de qualité à un prix abordable. »
Il ne pense pas que la fin d’AgeCore sonne le glas des alliances dans la grande distribution. Au contraire : « Je pense même que les alliances de ce type vont encore gagner en importance et que nous pourrions bientôt voir apparaître des alliances transatlantiques entre les principaux retailers européens et américains. Cela permettrait aux deux parties de se concentrer sur les 70 marques mondiales qui offrent un portefeuille similaire des deux côtés de l’Atlantique. »