L’une des introductions en Bourse les plus attendues de l’année, celle de la société de livraison de repas Deliveroo à la Bourse de Londres, a tourné au fiasco. L’action ne cesse de baisser. En partie parce que le CEO Will Shu a bétonné son contrôle avec des droits de vote supplémentaires, mais surtout parce que le marché s’inquiète de la durabilité du modèle économique de l’entreprise.
Valorisation de 10 milliards d’euros
À la veille de son introduction en Bourse, Deliveroo était parfois valorisée à plusieurs milliards de dollars. À son pic, la valorisation a même dépassé les 10 milliards d’euros. Mais le marché a montré son côté le plus impitoyable et ces ambitions ont été rapidement refroidies.
Will Shu a dû d’abord ajuster sa « fourchette de prix » à la baisse, c’est-à-dire le prix minimum et maximum auquel l’action était proposée aux investisseurs. Elle est passée d’entre 3,90 et 4,60 livres à entre 3,90 et 4,10 livres par action. Cette diminution apparemment modeste – une demi-livre – du plafond a réduit la capitalisation boursière potentielle maximale d’un milliard de livres sterling ou 1,2 milliard d’euros.
Structure de contrôle particulière
Mais cela n’a pas suffi pour éviter une correction en Bourse. L’action a perdu jusqu’à 30%. Un message fort du marché qui montre qu’il n’a pas la même confiance en l’avenir de Deliveroo que son fondateur Will Shu. Ce dernier avait créé Deliveroo à Londres en 2013 pour en faire l’un des grands noms de la livraison de repas. L’introduction en Bourse devait être le couronnement de son œuvre.
Une partie de cette correction est liée à la structure de contrôle particulière que Will Shu a mise en place pour éviter d’avoir à traiter avec des actionnaires capricieux et désireux d’intervenir dans la stratégie de l’entreprise après l’introduction en Bourse. Deux types d’actions ont ainsi été créées : les actions ordinaires que l’on peut acheter en Bourse aujourd’hui, et les actions de Will Shu, auxquelles sont assortis jusqu’à 20 fois plus de droits de vote que les actions ordinaires. En d’autres termes, les actionnaires « ordinaires » de Deliveroo n’ont guère de pouvoir.
Statut des livreurs
Mais le gros problème de Will Shu, ce sont les doutes qui planent sur les bénéfices futurs de l’entreprise. En dépit de l’engouement actuel pour les entreprises de livraison de repas, Deliveroo n’a toujours pas fait une livre – ou un euro – de bénéfice. Et ce, alors que le chiffre d’affaires a franchi la barre du milliard de livres (1,2 milliard d’euros) en 2020. Deliveroo se défend en affirmant qu’elle doit investir massivement dans la technologie et le marketing, et l’argument est recevable. Si ces investissements permettent de créer un leader sur le marché capable d’augmenter ses marges et donc de tirer des bénéfices substantiels de son énorme taille, les pertes actuelles ne sont pas un problème. D’autant que Deliveroo est parvenue à les réduire significativement.
Sauf que : les grands investisseurs craignent que ces marges plus élevées ne se matérialisent jamais. Tout dépendra de ce qu’il adviendra du statut des livreurs. Aujourd’hui, tous ne sont pas salariés : beaucoup travaillent en tant que (faux(?)-) indépendants pour Deliveroo. Mais ce modèle n’est sans doute pas tenable.
En Espagne et aux Pays-Bas, des tribunaux ont déjà clairement statué que les livreurs de Deliveroo étaient des salariés et devaient donc être employés sous ce statut. En Belgique, un tribunal se prononcera sur cette question cet automne. Un reportage de De Tijd a déjà montré que le modèle actuel de Deliveroo comportait plus d’inconvénients que d’avantages pour les livreurs belges, à moins que ceux-ci n’exploitent habilement leur statut.
Chasseur ou chassé
Il est parfaitement possible de travailler différemment. C’est ce que démontre un concurrent de Deliveroo, Just Eat Takeaway.com, qui fonctionne avec des contrats d’intérimaires. Reste à savoir si le modèle économique actuel pourra être maintenu. En principe, Deliveroo devrait réaliser des bénéfices une fois que les investissements les plus lourds auront été réalisés et que la taille de l’entreprise commencera à porter ses fruits.
Mais si les tribunaux obligent Will Shu à salarier ses livreurs, son modèle économique pourrait être mis à rude épreuve. Will Shu a habitué ses clients à ce que les livraisons à domicile ne coûtent pas cher. Il ne lui sera donc pas facile d’accroître ses marges de ce côté-là.
En tout état de cause, le marché de la livraison de repas est en voie de consolidation. Tous les observateurs estiment qu’il se stabilisera autour de quelques leaders qui se constitueront par le biais de fusions et acquisitions. Just Eat Takeaway.com a été le plus agressif dans ce domaine, avec le rachat de la société américaine Grubhub comme dernier fait d’armes. UberEats reste également un acteur avec lequel il faut compter. Will Shu sait ce qui lui reste à faire : s’il ne parvient pas à accroître la rentabilité de son entreprise, le chasseur deviendra chassé. Et ses actions à vingt droits de vote n’y changeront rien.