Colruyt a réalisé un parcours phénoménal ces dernières décennies. Mais pour la première fois, le retailer a perdu quelques parts de marché cette année. Pourquoi ? Outre la crise sanitaire, plusieurs tendances fondamentales pénalisent le leader du marché belge.
Changement de comportement
On a longtemps pu penser que rien ne pourrait arrêter l’ascension de Colruyt. L’entrée fracassante du mastodonte Carrefour sur le marché belge il y a maintenant plus de vingt ans a été plus un stimulant qu’une menace et a rapidement fait bondir Colruyt de la troisième à la première place. L’offensive soutenue de Lidl n’a eu aucun effet sur le leader du marché, la transformation d’Aldi encore moins. Et dans un premier temps du moins, Colruyt n’a aucunement souffert de l’arrivée d’Albert Heijn. La combinaison de la garantie des meilleurs prix bas, d’un niveau de service élevé et d’une politique durable s’avérait irrésistible pour les consommateurs.
Du moins jusqu’à cette année : le détaillant perd des parts de marché depuis le premier confinement, et toujours au profit de ses deux rivaux traditionnels, Delhaize et Carrefour, qui paraissent s’être complètement retrouvés. Le coronavirus a bouleversé le comportement d’achat des consommateurs belges. Mais la pandémie a surtout renforcé certaines tendances qui existent depuis un certain temps et qui ne favorisent les grands supermarchés Colruyt Meilleurs Prix. Que s’est-il passé ?
1. Un retard dans le segment des magasins de proximité
Selon Colruyt lui-même, c’est la principale explication de la perte de parts de marché : depuis le confinement, les Belges privilégient les achats locaux. Ceux qui télétravaillent ne s’arrêtent plus au supermarché au retour du boulot, mais font leurs achats à proximité. Et c’est précisément dans ce segment que la concurrence est la plus forte. Chez Delhaize et Carrefour, les indépendants génèrent plus de la moitié du chiffre d’affaires. Chez Colruyt, leur part n’atteint pas vingt pour cent. Certes, le retailer investit dans l’expansion d’OKay et Spar se porte très bien, mais le retard est (trop) important. Et la croissance des magasins de proximité est une tendance à long terme que le coronavirus a accélérée, mais qui ne disparaîtra pas avec lui.
2. Les clients professionnels restent à l’écart
Ce n’est pas un hasard si le retailer a testé une formule adaptée aux professionnels au début de cette année : les Colruyt accueillent normalement un grand nombre de clients (semi-)professionnels. Pensez aux gérants de nightshops et aux petites entreprises horeca, mais aussi aux associations et aux clubs sportifs qui exploitent une buvette ou organisent des soirées. Or ce marché s’est retrouvé complètement paralysé cette année : une perte sèche pour Colruyt. La bonne nouvelle est que ces clients reviendront quand la situation se normalisera. La moins bonne nouvelle est que l’horeca ne redeviendra peut-être jamais ce qu’il était et que de nombreux petits entrepreneurs risquent de faire faillite pour de bon.
3. Une perception négative
Sur le marché belge, Colruyt est un suiveur : ses meilleurs prix sont toujours une réaction aux initiatives des concurrents. Quand le gouvernement a décidé d’interdire les promotions en mars dernier, Colruyt n’avait plus aucune réaction à opposer. En conséquence, la hausse du niveau des prix dans l’ensemble du secteur est devenue particulièrement criante chez le leader du marché. En outre, plusieurs comparaisons effectuées par Test-Achats et Daltix ont montré que les prix sont restés à un niveau plus élevé longtemps après la levée de l’interdiction des promotions. Cela laisse l’enseigne face à un problème de perception particulièrement complexe, car ces « meilleurs prix » sont au cœur du positionnement de Colruyt.
4. La démographie n’est pas favorable
Quiconque veut prévoir des tendances doit garder un œil sur l’évolution démographique. Et cette évolution n’est pas favorable aux magasins Colruyt. La taille des familles diminue, avec davantage de ménages d’une ou de deux personnes. L’urbanisation implique notamment une baisse de la taille des logements. C’est une mauvaise nouvelle pour un retailer qui privilégie les grands emballages et de remise sur les volumes. Le consommateur de demain ne disposera pas d’un vaste garde-manger ou d’un grand congélateur.
5. Une barre de plus en plus haute
Cela ne fera pas plaisir à Halle, mais les années de domination de Colruyt ont en un sens freiné l’innovation dans le foodretail belge. C’est involontaire, bien sûr, mais incontestable : ce n’est généralement pas chez Colruyt, surtout un suiveur dans de nombreux domaines, que l’on découvre les derniers produits ou les concepts de magasin les plus novateurs. Voyez les Pays-Bas, où un pionnier comme Albert Heijn constitue une locomotive pour l’ensemble du secteur.
Aujourd’hui, les nouveaux arrivants sur le marché belge, Albert Heijn et Jumbo, ont réveillé tous les acteurs et placé la barre plus haut. Les prix bas ne suffisent plus : le consommateur veut aussi un supermarché agréable et chaleureux, un assortiment surprenant, des offres sensationnelles, des solutions numériques, des services de qualité supérieure, et des courses livrées à domicile sans supplément. Le client n’accepte plus le compromis : il y a du pain sur la planche.
Course poursuite
Sur le plan financier, il n’y a aucun problème pour l’instant. Colruyt est géré de manière exemplaire et a toujours fait preuve d’une grande résilience. Les résultats ont souvent dépassé les prévisions d’analystes particulièrement critiques. Il ne fait aucun doute que le groupe clôturera l’exercice en cours avec brio, malgré des circonstances difficiles. L’entreprise, très axée sur les valeurs, reste un employeur attractif. C’est un précurseur en matière de durabilité qui obtient d’excellents résultats opérationnels.
Mais : le temps presse. Si les parts de marché continuent à diminuer, un point de basculement pourrait apparaître. À en juger par la série de projets innovants que Colruyt a lancés rien que l’année dernière (livraison à domicile avec des camionnettes au GNC durable, livraison par des voisins, cuisine fantôme, coursiers à vélo, smartphones pour tous les employés, acquisition de sociétés de données, etc.), le management en est parfaitement conscient. Toutefois, il s’agit d’appuyer plus fort sur l’accélérateur, sans quoi le leader sur le marché sera contraint de se lancer dans une course poursuite.