Lorsque l’innovation prend la technologie et non le consommateur comme point de départ, elle est vouée à l’échec. L’alimentation personnalisée est la voie de l’avenir, affirme Jean Van Damme, qui accompagne des start-ups actives dans le secteur food depuis New York.
Technologie et design
Après des passages chez Colruyt Group (en tant que directeur R&D et Innovation) et Le Pain Quotidien entre autres, Jean Van Damme est parti s’installer à New York et y a fondé Startle, un studio d’innovation dédié à l’écosystème food. « Nous participons à la réalisation de projets de grandes et de petites entreprises. Nous mettons l’accent sur la pollinisation croisée entre la science et la technologie d’une part, et le marketing, le design et le storytelling d’autre part. En collaboration avec une université et quelques partenaires industriels, nous travaillons par exemple sur un emballage qui change de couleur en cas de contamination par des pathogènes. Ce projet conjugue défi technologique et attention pour l’expérience utilisateur. Pour un fabricant de compléments alimentaires, nous optimisons l’assortiment afin d’aider les consommateurs à mieux s’orienter parmi l’offre. »
Pourquoi le marketing et le design sont-ils si importants ? « Dans la Silicon Valley, les innovations technologiques appliquées à l’alimentation sont fréquentes, mais la plupart ne fonctionnent pas. Il n’est pas possible de ‘faire avaler’ cette technologie au consommateur comme le fait Apple. Un concept comme HelloFresh est selon moi encore trop peu adapté au style de vie du consommateur. Il n’est pas durable, certainement pas en Europe où règne une forte tradition gastronomique. »
Attention excessive pour la technologie
De nombreux innovateurs commettent l’erreur d’élaborer des modèles pour leur propre compte. Ils conçoivent des produits à l’intention d’ingénieurs au planning surchargé, aisés et habitant dans une grande ville. « Or, pour être objectif, il faut savoir s’oublier un peu. Aux États-Unis, des milliards de dollars sont investis dans des projets dont la viabilité est limitée à quatre ou cinq grandes villes. Alors qu’un peu plus loin, on rencontre de véritables déserts alimentaires, c’est-à-dire des régions dont les habitants peinent à trouver des aliments frais et sains. Ne ferait-on pas mieux d’investir tous ces moyens pour remédier à ce grave problème ?
Pour Jean Van Damme, un magnifique exemple d’échec est celui de Juicero, une start-up qui avait inventé une presse à jus de fruits de haute technologie. Les consommateurs devaient souscrire un abonnement et recevaient ensuite chaque semaine cinq sachets spécialement adaptés à cette machine contenant des morceaux de fruits et de légumes bio afin de se préparer des jus frais. La presse avait été lancée au prix de 699 dollars avant de passer à 399 dollars. Les sachets coûtaient cinq à sept dollars pièce. L’entreprise avait réussi à récolter des millions de dollars jusqu’à ce qu’une journaliste de Bloomberg démontre qu’il était possible d’extraire le jus des sachets manuellement… Du jour au lendemain, l’entreprise ne valait plus rien. « C’est un bel exemple d’innovation qui accorde énormément d’attention à la technologie et absolument aucune à l’usage fait par les consommateurs. Il est indispensable de partir d’une perspective ‘human-centered’. C’est là où le bât blesse chez de nombreuses start-ups actives dans l’alimentaire. »
Répondre à de réels besoins
Les bons exemples d’innovations alimentaires ne sont par conséquent pas très sexys, voire même ennuyeux. « Un fabricant américain propose des légumes bio surgelés conditionnés dans un emballage qualitatif. Il rend ainsi l’alimentation saine accessible dans des régions qui en ont besoin. Cela me semble plus pertinent qu’un bras robotisé qui prépare votre café. Je pense aussi à Halo Top, un fabricant de glaces qui prépare de bons produits enrichis en protéines et contenant moins de calories, de sucre et de matières grasses que d’autres marques de glaces. Cette offre s’inscrit dans le mode de vie moderne. Elle répond à des besoins réels et a donc des chances de succès sur le long terme. »
Une innovation pas vraiment passionnante est Sir Kensington’s, fondée en 2008 par deux étudiants. L’entreprise a démarré avec le lancement d’un ketchup contenant moins de sucre et de sel que les produits concurrents, exempt de sirop de fructose-glucose. Elle a enchaîné avec différentes variantes de mayonnaise et la ‘Fabanaise’, une mayonnaise vegan à base de pois chiches. « La marque a décollé grâce à un branding fort et à des produits de qualité. Son succès a d’ailleurs été tel qu’Unilever a racheté l’entreprise en 2017. »
Personnalisation
Quels sont à l’heure actuelle les principaux axes d’innovation dans l’alimentaire ? « À mes yeux, un aspect est vraiment fondamental : la personnalisation. Les consommateurs sont hétérogènes et complexes. Un seul et même consommateur peut revêtir différents personas en fonction de la situation. Notre métabolisme varie lui aussi. La technologie permet de comprendre l’ADN et le microbiome de chacun. Cela se traduit en termes de convenience, de durabilité, de santé… Il faut miser là-dessus… » La personnalisation peut s’exprimer à différents niveaux. Mais l’hyperpersonnalisation reste une perspective lointaine, estime Van Damme. « On peut par exemple imaginer du yaourt enrichi en probiotiques précisément adaptés à votre ADN, un peu comme une machine à teinter Levis qui prépare exactement la couleur de votre choix. Mais nous n’en sommes pas encore là. »
Les marques et les retailers ont toutefois la possibilité de mieux accorder leurs produits aux besoins individuels. « Auparavant, l’assortiment était limité, mais aujourd’hui, on a le choix parmi des centaines de cafés et de marques différents, ayant chacun leur propre histoire. L’énorme choix proposé par Starbucks est aussi une forme de personnalisation. La chaîne propose en quelque sorte du café sur mesure. C’est une première étape. Cela vaut aussi pour l’expérience d’achat. J’essaie de manger sainement. J’évite les glucides raffinés, le sucre, les graisses saturées… Et je trouve mon bonheur au supermarché où je peux remplir mon caddie de produits répondant à mes besoins. Whole Foods par exemple propose pas moins de 40 000 références ! »
Grande confusion
Le principal défi consiste à orienter le style de vie de chacun vers un ‘mieux’. Mais il existe une grande confusion et désinformation à propos de l’alimentation saine. Tout le monde s’autoproclame expert. « C’est vrai, et c’est aussi le cas dans le monde académique. La qualité de certaines études scientifiques laisse vraiment à désirer. La faute notamment à la pression à publier. Les publications ne satisfont pas toujours aux critères de qualité, mais cela n’empêche pas les médias d’y faire référence. Résultat : une semaine, on nous affirme qu’un verre de vin rouge par jour est bon pour la santé, et la semaine suivante, qu’il faut absolument éviter l’alcool ! »
Le problème, c’est que la recherche scientifique en matière d’alimentation et de santé est extrêmement complexe. « Idéalement, il faudrait pouvoir créer un groupe de contrôle de plusieurs milliers de personnes et attendre les résultats pendant une cinquantaine d’années. Il y a tout simplement trop de facteurs incontrôlables. Une innovation majeure serait donc d’améliorer la qualité des études scientifiques, de les personnaliser et de communiquer à leur sujet de manière plus nuancée. En attendant, le seul conseil avisé que je puisse vous donner est le suivant : mangez de tout sans excès… »
Jean Van Damme de Startle présentera sa vision lors du RetailDetail Food Congress, qui se déroulera les 3 et 4 octobre au Heysel. Parmi les orateurs se trouvent également Ocado, Delhaize, Colruyt Group, Smartmat, Deliveroo, Duval Union, Tiqah… Cliquez ici pour plus d’infos et pour commander vos tickets.